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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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un rire gras qui fait : glou-glou-glou, plein d’une menace
infamante.
    – Si que je faisais mon rapport, Martinez ? Vous n’avez
pas honte ?
    Martinez rajuste ses vêtements avec des gestes de somnambule.
Il tremble et frissonne dans l’obscurité coutumière, sous l’abominable outrage
de ce rire en gloussement de poule. Puis il tourne sur lui-même, noir dans le
noir, les poings serrés devenus d’une lourdeur de pierre.
    –  Te mataré, cobarde !
    Ces mots articulés à haute voix – « Je te tuerai, lâche ! »
– retentissent longuement dans le noir, entre les parois de ciment que nulle
voix nette ne heurte jamais. Ces mots apaisent comme un coup de couteau. Latruffe
cependant s’en retourne par la galerie, riant tout seul, satisfait, le
bas-ventre chaud. Il s’installe près de son calorifère et s’assoupit, les
pouces tournant doucement sur le ventre. Sous la voûte étroite et basse de son
crâne, autre alvéole d’une autre larve, les gestes obscènes surpris dans les
cachots s’éternisent et se multiplient.
    Sa graisse pâle, Latruffe l’a doucement acquise dans les
prisons. Il « tient » depuis dix ans le quartier cellulaire. Huit
mille hommes ont souffert entre ses mains, dans ces murs. C’est lui qui fait
boire la purge aux libérables de l’atelier des chaînes soupçonnés d’emporter, caché
au fond de l’anus, un tube rempli de poudre d’or, Latruffe leur écarte les fesses
et regarde. Latruffe fouille leurs excréments avec une baguette à crochet de
son invention. Latruffe les reconduit, à l’aube, jusqu’au greffe, déjà vêtus de
leurs habits civils, en proie à l’étonnante angoisse mêlée d’une joie sans
bornes, des dernières minutes vécues dans la geôle. Un large sourire de Pierrot
assassin s’étale alors sur sa face où le nez s’avance en groin.
    – Tâchez d’avoir une bonne conduite dans l’civil, leur
dit-il. N’oubliez pas tout c’qu’on a fait pour vous remettre dans l’bon chemin.
    Ce matin, au moment de franchir la première enceinte, le
libérable s’est tout à coup retourné. Latruffe a senti son estomac se décrocher,
un filet d’eau froide lui couler dans le dos. L’homme dardait vers lui une tête
de serpent, ricanante, d’où sortit une voix basse, pareille à un sifflement :
    – Ta gueule, bourrique d’assassin ! Tâche de ne
pas oublier c’que j’vais t’dire. Si j’te r’trouve jamais sur mon chemin, dans
un coin noir, j’te flanque trois pouces d’acier dans le ventre, aussi vrai que
j’te dis merde aujourd’hui. T’as saisi ?
    Le libérable, arrêté net, tournait le dos à la liberté. Latruffe
sentit mollir ses jambes courtes.
    – Avance, dit-il.
    Mais la tête de serpent se rapprochait de lui, terrible, avec
des prunelles insensées, phosphorescentes dans l’ombre comme celles des chats.
    – As-tu compris ? Veux-tu répondre, couillon, ou
faut-y que j’te rentre d’dans ?
    Latruffe sentit dans cette voix une menace éclatante.
    – Compris, fit-il, vaincu, la nuque basse.
    La détente, chez l’autre, fut instantanée ; il eut un
grand rire clair.
    – Vrai, t’as bien fait d’comprendre. T’es pas si cruche,
eh, sale brute !

28. Les malades.
    Les fenêtres de l’infirmerie, bien que grillées, ressemblent
à celles des « maisons dans la rue ». On lève la tête vers cette réminiscence.
    On vit, derrière ces fenêtres, dans un calme et une
blancheur inaccoutumés ; on est sorti, pour un moment, de la ronde, on
vient reprendre haleine, dans un vrai lit, ou s’évader enfin, pour de bon, de
la torture et de l’espoir. La présence certaine de la mort s’oublie par
instants, l’existence se rétrécit aux dimensions de l’asile offert à la
faiblesse du malade. On est heureux de ne plus marcher, marcher dans la cadence,
heureux de se procurer un peu de café, cramponné candidement au moindre espoir
de vivre.
    … Ma lampe a plus de flamme que d’huile. Ma volonté ne
faiblira pas ; c’est ma chair qui défaille. (Je comprends que des esclaves
aient inventé la religion de l’âme immortelle et divine, prisonnière d’une
chair méprisable et périssable ; je sais bien que l’âme ne serait rien si
elle n’était la chair. Mais comment ne distinguerais-je pas entre ma force et
ma faiblesse ?) Tous les dix mois environ, la faim, la fatigue, notre
surmenage particulier mêlé de torpeur, me brisent : un grand froid me pénètre,
mes dents claquent ; le cœur

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