Les hommes perdus
pis pour lui ! » À cinq heures, la partie semblait définitivement perdue. Les Cinq-Cents en ébullition réclamaient la mise hors la loi du dictateur, du tyran. Par tous les moyens, Lucien s’opposait au vote, mais sa résistance ne pouvait durer. « Il est temps d’agir, décida Fouché. On se perdrait à plus attendre.
— Bah ! bah ! répondit Claude, rien ne te presse. Cela m’étonnerait beaucoup que les soldats laissent des civils mettre un militaire hors la loi. »
Soudain, arriva un nouveau billet de Thurot : « Tout est accompli. Lucien Bonaparte, sorti des Cinq-Cents, a entraîné la troupe contre eux. Ils sont dispersés. Les Anciens votent en ce moment la suspension des Conseils et la nomination du général Bonaparte, de Sieyès et de Roger Ducos, comme consuls provisoires. »
« Voilà, dit Claude, il ne te reste plus qu’à voler au secours de la victoire. Quant à moi, je vais souper. » Il ne tenait pas à en savoir davantage sur cette tragi-comédie, nécessaire sans doute mais attristante. Il partit. Fouché rédigea, avec Gaillard, une note qui serait lue dans les théâtres pour annoncer les événements de la façon la plus favorable aux vainqueurs.
Cette note débutait ainsi : « Le ministre de la Police générale prévient ses concitoyens que les Conseils étaient réunis à Saint-Cloud pour délibérer sur les intérêts de la République et de la liberté, lorsque le général Bonaparte, étant entré au Conseil des Cinq-Cents pour dénoncer les manœuvres révolutionnaires, a failli périr victime d’un assassinat. Le Génie de la République a sauvé ce général…»
Le lendemain, Fouché publiait dans le Moniteur la proclamation suivante : « Citoyens, la République était menacée d’une dissolution prochaine. Le Corps législatif vient de saisir la liberté sur le penchant du précipice pour la placer sur d’inébranlables bases. Les événements sont enfin préparés pour notre bonheur et pour celui de la postérité. Que tous les républicains soient calmes, puisque tous leurs vœux doivent être remplis ; qu’ils résistent aux suggestions perfides de ceux qui ne cherchent dans les événements politiques que des moyens de troubles et dans les troubles que la perpétuité des mouvements et des vengeances. Que les faibles se rassurent, ils sont avec les forts ; que chacun suive avec sécurité le cours de ses affaires et de ses habitudes domestiques. Ceux-là seuls ont à craindre et doivent s’arrêter qui donnent des inquiétudes, égarent les esprits et préparent le désordre. Toutes les mesures de répression sont prises et assurées : les instigateurs de troubles, les provocateurs à la royauté, tous ceux qui pourraient attenter à la sûreté publique et particulière seront saisis et livrés à la justice. »
L’astucieux Fouché restait ministre sous le nouveau régime. Dès la première réunion des consuls, ce 20 Brumaire, Napoléon, quoique n’ignorant pas son double jeu, l’avait maintenu au quai Voltaire contre la volonté de Sieyès. Ainsi, Barras naufragé après Fréron et Tallien, de tous ceux que Robespierre appelait autrefois les hommes perdus seul le ci-devant député de Nantes demeurait, florissant et puissant.
Quant à Sieyès, il allait se voir effacé à son tour. Le 22 Frimaire, lui et Roger Ducos étaient remplacés au consulat par Cambacérès et Lebrun. Comme dédommagement, Napoléon le fit nommer président du Sénat, et on lui attribua en récompense nationale la terre de Crosne estimée à 48o 000 francs or. Ce qui valut à « la taupe » ce cruel quatrain d’un pamphlétaire :
Sieyès à Bonaparte a fait présent du trône,
Sous un pompeux débris croyant l’ensevelir.
Bonaparte à Sieyès a fait présent de Crosne
Pour le payer et l’avilir !
III
La dernière révolution de la Révolution était faite, – et aussi quelques fortunes, bâties sur la hausse du tiers consolidé qui cotait à présent 22,5o. Talleyrand gagnait plusieurs millions. Pour sa part, Claude apprit avec étonnement qu’il réalisait un bénéfice de 862 000 francs, tout net.
« Mais, mon frère, dit-il, j’en suis très fâché. On ne spécule pas sur le sort de la France !
— Ah ! Claude, éternel naïf ! Je me doutais bien que vous protesteriez. Vous m’avez donné vos fonds à gérer, mon devoir est de les faire fructifier au mieux, spécialement dans l’intérêt d’Antoine et de Claire. Et je vais,
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