Les hommes perdus
à leur intention, transformer ce papier en immeubles ; ainsi sera-t-il à l’abri des fluctuations monétaires. »
Un mois plus tard, avec trois millions et demi de Français, Claude, Naurissane, Dubon, et même Bernard resté à son poste sur le Rhin, acceptaient la Constitution consulaire : celle de Sieyès retouchée, selon les desseins de Napoléon, par les « Commissions intermédiaires » des Anciens et des Cinq-Cents. Il y avait toujours trois consuls, élus pour dix ans et indéfiniment rééligibles ; mais seul le premier, Bonaparte, possédait le pouvoir. La proposition des lois lui appartenait, il les promulguait une fois votées, il nommait et destituait les ministres, responsables devant lui seul, les fonctionnaires, les officiers des armées et des flottes. Le second consul, Cambacérès, et le troisième, Lebrun, lui servaient simplement d’assesseurs.
La Constitution garantissait l’unité, l’indivisibilité de la République, la liberté, l’égalité des citoyens. Elle supprimait le cens, la distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, car les articles 5 et 6 du titre I spécifiaient que, sauf les domestiques, les faillis et les condamnés à des peines afflictives infamantes, tous les Français ayant dépassé l’âge de vingt et un ans exerçaient le droit électoral. Seulement ce droit se bornait en pratique à nommer parmi eux, dans leurs arrondissements communaux, les individus qu’ils « jugent les plus propres à gérer les affaires publiques ». L’ensemble des « listes de notabilités » dressées ainsi par les divers arrondissements formait une « liste nationale », périodiquement révisée par les électeurs, et nul ne pouvait être appelé à une fonction ou recevoir un mandat, s’il ne figurait sur cette liste.
Les trois assemblées prévues par Sieyès demeuraient : Tribunat « exprimant son vœu sur les lois faites ou à faire, sur les abus à corriger, sur les améliorations à entreprendre dans toutes les parties de l’administration » ; Corps législatif votant ou rejetant les lois ; « jurie constitutionnaire » à laquelle Daunou avait substitué le nom plus simple de Sénat conservateur, chargé de veiller à la constitutionnalité desdites lois. S’il les estimait inconstitutionnelles, il s’opposait à leur promulgation. On avait ajouté un quatrième corps, tout technique : le Conseil d’État, qui élaborait les projets de loi et les soutenait dans les débats avec les représentants du Tribunat, devant le Corps législatif.
Les membres de ces quatre corps étaient désignés, d’après la « liste nationale », ceux du Conseil d’État par le Premier consul, ceux du Corps législatif et du Tribunat par le Sénat, ceux du Sénat par lui-même. L’article 8 titre 11, précisait, en effet : « La nomination à une place de sénateur se fait par le Sénat qui choisit entre trois candidats présentés, l’un par le Corps législatif, l’autre par le Tribunat, le troisième par le Premier consul. » Les sénateurs – quatre-vingts personnages de quarante ans au moins – étaient « inamovibles et à vie ». Le Tribunat – cent membres de vingt-cinq ans au moins – et le Corps législatif – trois cents de trente ans au moins – se renouvelaient par cinquième chaque année.
Tout cet édifice donnait apparemment des assurances, néanmoins il ne fallait pas se leurrer : on jouait le destin de la nation sur le caractère d’un homme. Ni Claude ni Dubon n’oubliaient l’Appel de Clootz et sa phrase : « France, tu seras heureuse lorsque tu seras guérie enfin des individus » ; mais une personnalité forte, voire impérieuse, était seule capable d’en imposer aux partis, d’établir l’ordre et cette unité que l’on proclamait depuis 93 sans parvenir à la réaliser, bien loin de là ! Et comment se « guérir des individus » dans des régimes où c’est la popularité qui confère le pouvoir ?…
Jusqu’en 1804, Claude ne regretta pas d’avoir accepté Bonaparte. Certes, en 1802, le Concordat, restaurant « la superstition », ne l’enchanta guère, cependant il concevait bien qu’il n’y aurait pas d’unité nationale tant que la question religieuse diviserait les Français. En rétablissant le catholicisme, Napoléon accomplissait le vœu d’une immense majorité, devant lequel un républicain doit s’incliner toujours. Mais aussi, politique profond, il brisait là le ressort
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