Les hommes perdus
Lise et Claude pour leur part eussent tout ignoré des ducs d’Angoulême et de Berry, si Thérèse, en relations avec des dames de son âge ci-devant émigrées – notamment M me de Marigny –, ne les eût entendues parler de ces princes, fils du comte d’Artois, nés à Versailles et grandis dans l’exil. L’aîné, Angoulême, avait épousé sa cousine, « l’orpheline du Temple » remise à l’Autriche par le Directoire en 1795. Selon ces dames, Monsieur accompagnait les armées du Nord. Quant à Louis XVIII, dont quatre-vingt dix-neuf et demi pour cent des Français ne savaient plus rien depuis neuf ans, ses proclamations le situaient au château d’Hartwell, en Angleterre.
Selon Gay-Vernon, d’aucunes, au ton sourdement menaçant, étaient fausses et distribuées par la police. Un monarque désirant monter sur le trône se garderait d’effrayer ainsi ses futurs sujets. Le conseil de Régence cherchait à exciter les petites gens contre les Bourbons ; aussi n’ordonnait-il point de dissiper les attroupements. Il espérait qu’en se réunissant les ouvriers s’entraîneraient les uns les autres, se lèveraient en masse contre la royauté ramenée par les envahisseurs. Mais si le peuple se rassemblait, en effet, sur les boulevards Saint-Martin, Saint-Denis, et partout au passage de blessés ou de réfugiés, c’était seulement pour quérir des nouvelles.
Les plus contradictoires, d’ailleurs également possibles, s’entrecroisaient. Selon les unes, l’empereur d’Autriche avait rompu toute négociation pour la paix ; selon les autres, les pourparlers continuaient sur la base des frontières de 92, et Caulaincourt possédait un blanc-seing de Napoléon. On annonçait l’évacuation de Bordeaux par les Anglais ; le comte Cornudet, sénateur en mission dans la Gironde, avait mis hors la loi le duc d’Angoulême. Or Thérèse, visitant M me de Marigny dans son couvent du Panthéon, y vit un journal bordelais relatant la réception enthousiaste faite au duc par la population. Les Anglais, précisait ce journal, « se retireront s’il se présente des forces supérieures, afin de ménager la ville ». Comment se fût-il présenté des forces supérieures ?
On nageait dans une totale confusion. Nul n’eût pu dire où se trouvaient les troupes en présence, ni l’empereur, ni ce que devenaient Augereau et son corps d’armée chargés, deux mois plus tôt, d’arrêter l’offensive sur Lyon. Toutefois, le lundi 21 mars, une chose fut malheureusement sûre : une masse de blessés arriva aux barricades du faubourg Saint-Antoine ; ils révélèrent aux gardes nationaux qu’on venait de perdre une bataille à Sézanne, avec plus de quatre mille morts français. L’empereur ne participait pas à cette bataille livrée par les Prussiens au duc de Raguse. D’après ces indications, Bernard, examinant les cartes étalées sur son lit, prit de la situation l’idée suivante : Napoléon, resté à Reims avec ses corps principaux, devait avoir confié au duc – le maréchal Marmont – le soin de couvrir Paris tandis que lui-même chercherait les arrières de Blücher et de Schwartzenberg engagés dans les plaines du Châlonnais. Ces généraux seraient ainsi placés entre deux lignes, arrêtés par Marmont, assaillis dans le dos par l’empereur. « Belle manœuvre, dit Bernard, bien napoléonienne. Seulement le duc n’a pu, en cinq jours, dans le désordre qui règne, concentrer ses troupes à l’est proche de la capitale ; sans doute s’étalent-elles encore de la Marne à l’Aube, et Blücher a frappé rudement leur tête. D’ailleurs, Napoléon avec Macdonald, Ney, Oudinot, ne réunit pas plus de vingt-cinq mille hommes, et s’il en reste dix mille à Marmont… ! Ah ! tout cela !…» soupira Bernard en s’abandonnant contre les oreillers. La perte de sang causée par l’opération le laissait sensiblement affaibli.
Napoléon, marchant en effet derrière les Prussiens et les Autrichiens, rencontra ceux-ci autour d’Arcis-sur-Aube, si cher à Danton, et y fut battu, rejeté vers l’est. On le sut le 25 par les blessés arrivant toujours plus nombreux, au point que certains demeuraient dans les rues où ils mouraient faute de lits, de soins. Le temps attiédi, puis soudain très chaud pour la saison, avait provoqué à la Salpêtrière et dans les autres asiles improvisés la contagion du typhus. L’épidémie se propageait, répandant la terreur. Maints
Weitere Kostenlose Bücher