Les hommes perdus
cochers de fiacres ou de cabriolets refusaient d’approcher les hôpitaux. Plusieurs fois Claude, avec son escouade, dut employer la menace pour obliger ces automédons à conduire, sous escorte, de malheureux soldats abandonnés tout sanglants dans les faubourgs. Jean Dubon, dont l’âge – il venait d’entrer dans sa soixante-dixième année – ébranlait un peu le caractère, insistait pour mener à Limoges les femmes et les enfants de la famille ; mais Bernard estimait Paris moins dangereux malgré tout que les routes.
Le dimanche 27 mars, on apprit encore une mauvaise nouvelle : l’arrière-garde de Marmont et le corps de Mortier, défaits l’avant-veille à Fère-Champenoise, battaient en retraite sur Meaux. De l’empereur, on ne savait rien. Le roi Joseph passait en revue au Carrousel quelques bataillons envoyés de la Normandie par Jourdan (rappelé d’Espagne après Vittoria, il commandait les 14 e et 15 e divisions militaires), et un régiment de cuirassiers détaché par Soult. Ces troupes furent aussitôt dirigées sur Meaux.
Le lundi après-midi, Claude vit bon nombre des puissants cavaliers, la cuirasse bosselée, le grand manteau blanc souillé de terre, taché de sang, certains sans casque, revenir isolément sur leurs chevaux éclopés. Des voitures en transportaient d’autres, mêlés à des fantassins aussi pitoyables. Pendant toute la relevée, les convois se succédèrent, croisant les ultimes bataillons que l’on avait pu former avec le fond des dépôts parisiens, quelques volontaires et les élèves de l’École polytechnique organisés en compagnies d’artilleurs : deux à trois mille hommes au plus. Ils allaient prendre position entre Pantin et Romainville. Les Alliés avaient franchi la Marne. Poussant devant eux Marmont et Mortier, ils atteignaient Claye, à deux lieues de Paris. Déjà les habitants de la banlieue fuyaient vers la capitale. Bientôt ce fut, dans les faubourgs du nord-est, une affreuse cohue. Les rues Saint-Martin, Saint-Denis étaient obstruées par les troupes qui sortaient, les blessés qui entraient, les paysans marchant pêle-mêle avec leurs vaches et leurs moutons, leur pauvre ménage chargé sur des carrioles, des chars à bœufs, des brouettes. Des mères portaient leurs enfants et pleuraient un mari qu’elles ne savaient où rejoindre ; des hommes cherchaient leur femme égarée dans la foule. Tous se lamentaient, racontaient leurs pertes et leurs terreurs.
Le désordre continua le lendemain 29, encore accru par le reflux du parc des deux corps d’armée en retraite, de leurs équipages, de leurs caisses, et par un afflux de badauds que les gardes nationaux à piques ne réussissaient guère à refouler. Deux belles dames venues en calèche voir le spectacle furent huées. Claude, volontaire avec une centaine de grenadiers, avait passé la nuit à Romainville, sans la moindre alerte ; mais dès l’aube on entendit le canon dans la direction de Bondy, puis, vers huit heures, l’ennemi apparut tout à coup sous la forme d’un parti de cosaques trottant à la lisière des bois. Une volée d’obus tirée par les polytechniciens le mit en fuite, il replongea dans la forêt. Peu après, la relève arriva. En ville, les volontaires apprirent que l’impératrice Marie-Louise, le roi de Rome et tout le conseil de Régence étaient partis la veille au soir, que les Autrichiens occupaient Lyon. Le Moniteur se taisait là-dessus ; en revanche, il donnait des nouvelles de Napoléon : « Le 26 de ce mois, S. M. l’Empereur a battu à Saint-Dizier le général Witzingerode, lui a fait deux cents prisonniers, lui a pris des canons et beaucoup de voitures de bagages. Ce corps a été poursuivi très loin. »
Comme le remarqua un des grenadiers, notaire rue Cerutti, Saint-Dizier se trouvant à quarante et quelques lieues on ne devait plus compter sur l’empereur. « C’en est fini de lui. Bon débarras ! Nous saurons nous défendre seuls. Après tout, il n’était ni à Valmy ni à Jemmapes ni à Fleurus », ajouta l’énergique tabellion, ancien volontaire de 92.
Claude s’arrêta chez Grégoire. Celui-ci, contraint de renoncer à son évêché constitutionnel lors du Concordat, avait, comme sénateur, et quoique s’étant laissé faire comte de l’Empire, marqué systématiquement son opposition aux visées de Napoléon, désapprouvé son divorce, le remariage autrichien, voté contre les conscriptions anticipées, préparé en
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