Les hommes perdus
secret son détrônement. Il le vitupérait maintenant avec violence : « Du fond des tombeaux, s’écria-t-il, douze millions d’hommes égorgés élèvent la voix pour réclamer sa déchéance. Il a rendu la nation française odieuse à tous les autres peuples. Assez de combats, assez de morts inutiles ! Il faut le déposer immédiatement, former un exécutif provisoire et proclamer la paix. J’en vais porter la proposition au Sénat.
— Oui, dit Claude, mais le bourbonisme s’est tellement développé, ces derniers jours, que déchoir l’empereur cela revient nécessairement à rétablir la royauté. Le veux-tu ?
— Mon ami, je n’y répugnerai pas du tout si le futur roi accepte les bases d’une constitution libérale. Je ne souhaite en aucune façon la république ; nous savons trop, par expérience, où elle mène. Une monarchie constitutionnelle, n’était-ce pas ce que nous désirions tous en 89 ? N’était-ce point le but de la Révolution ? Or nous aurons une monarchie constitutionnelle, sois tranquille là-dessus, Talleyrand ne s’avance pas sans vert. Il ne prêterait pas les mains à une restauration de l’Ancien Régime, d’ailleurs impossible aujourd’hui. »
Avant de rentrer chez lui, Claude passa voir Bernard. Il le trouva en robe de chambre, dans un fauteuil garni d’oreillers. Deux officiers de sa maison, laissés à l’état-major de Mortier, venaient d’arriver, précédant ce corps. Selon eux, les ducs de Raguse et de Trévise réunis ne ramenaient pas plus de neuf à dix mille hommes. Ils seraient sous Paris dans la soirée. L’ennemi les suivait pas à pas, Schwartzenberg marchant droit par Bondy, Blücher manœuvrant vers Aulnay.
« À ton avis, Claude, combien la garde nationale peut-elle fournir de véritables combattants ?
— Je ne sais au juste, mais sûrement pas plus de dix mille.
— Blücher et Schwartzenberg en ont cent vingt-cinq mille au moins, dit le commandant Morin.
— Avec vingt mille, on tiendrait assez longtemps si Paris possédait une ceinture d’ouvrages fortifiés. Ce n’est pas le cas. La capitulation à brève échéance paraît donc inévitable, constata Bernard. Pourtant il faut résister, au moins pour l’honneur.
— Quels sont vos ordres, monseigneur ? demanda le commandant.
— Morin ! Vous m’avez quitté depuis dix-neuf jours et vous avez déjà oublié que je ne veux pas entendre ce titre ridicule ! Messieurs, je n’ai pas d’ordres à vous donner puisque, hélas, je suis hors d’état de vous conduire. Mettez-vous à la disposition du chef de la 1 re division militaire. C’est à lui qu’il appartient de vous employer. »
Les officiers partis pour la place Vendôme, les deux vieux amis restèrent un instant silencieux. La même angoisse les oppressait. Par la fenêtre ouverte, on entendait distinctement le canon dans l’est. Le temps était, très beau. Claudine entra, s’assit auprès de son mari, lui prit la main. Claude réagit, il se mit à parler, rapportant les propos de Grégoire. « Eh bien, dit Bernard en s’animant, il pense juste. Un monarque installé par les Alliés obtiendrait les conditions de paix les plus favorables. S’ils veulent l’assurer sur le trône, ils doivent lui ménager la gratitude des Français. Pour ma part, si Louis XVIII nous obtient les frontières de 92, je le considérerai comme le sauveur de la patrie, car le Corse nous a mis dans un état à subir toutes les revanches. Que le roi nous conserve le territoire vraiment national, et Sa Majesté n’aura pas de sujet plus reconnaissant ni plus fidèle que moi. »
Claude ne se sentait pas tant de chaleur envers l’éventuel Louis XVIII. Dix ans n’effaçaient pas de la mémoire les luttes contre ses agents, ses partisans, les traîtrises des Antraigues, des Batz, des abbé Brollier, les infamies des Rovère, des Aubry, des Saladin, des Isnard, les fulminations délirantes des Ferrand, des Oultremont, enfin l’odieux de toute cette caste orgueilleuse, fainéante et vorace qui reviendrait nécessairement avec les Bourbons. Et puis, ni Bernard ni Grégoire – ni Talleyrand – n’avaient voté la mort de Louis XVI. Son frère pouvait bien promettre l’oubli du passé, les « régicides » n’en seraient pas moins mal vus de la royauté restaurée. Mais, évidemment, il fallait songer avant tout aux intérêts de la nation, de la France. À cet égard, par une singulière ironie des choses,
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