Les hommes perdus
droit de Dobsen, président de cette section qui semblait jouer un rôle primordial dans le mouvement. « Représentants, dit Vaneck, vous voyez devant vous les hommes du 14 Juillet , du 10Août, du 31Mai. Ils ont juré de vivre libres ou de mourir ; ils maintiendront la Constitution de 93 et la Déclaration des droits. Il est temps que la classe indigente ne soit plus victime de l’égoïsme des riches et de la cupidité des marchands. Mettez un terme à vos divisions qui déchirent la patrie ; elle ne doit plus souffrir de vos haines. Rendez la liberté aux patriotes et le pain au peuple. Faites-nous justice de l’armée de Fréron, ces jeunes gens à bâtons. » Comme Duhem approuvait vigoureusement cette déclaration, Vaneck se tourna vers les hautes banquettes de gauche. « Et toi, Montagne sainte, s’exclama-t-il, toi qui as tant combattu pour la liberté, les hommes du 14Juillet, du 10Août et du 31Mai te réclament dans ce moment de crise. Tu les trouveras toujours prêts à te soutenir, toujours prêts à verser leur sang pour la patrie et pour la république. »
D’autres messagers des sections succédèrent à Vaneck. Claude en reconnut deux, obscurs hébertistes dont on avait eu à s’occuper au temps des Enragés. Tous répétèrent les mêmes réclamations. Le violent thermidorien André Dumont, – ex-terroriste sanguinaire et vil, rappelé de mission par le Comité de l’an II parce que sa conduite en province rendait odieux le gouvernement révolutionnaire – s’était, non sans intention certainement, installé au fauteuil après le départ de Thibaudeau. Il répondit aux orateurs : « La Convention s’occupera des vœux et des besoins du peuple quand elle sera libre de reprendre ses travaux.
— Qu’elle le fasse tout de suite, lui répliqua-t-on. Nous avons besoin de pain ! »
Le désordre recommença. Choudieu, debout en haut de la Montagne, criait : « Le royalisme est au fauteuil !
— Nos ennemis excitent l’orage ; ils ignorent que la foudre va tomber sur eux ! riposta André Dumont, trahissant ainsi le complot aristocratique à son tour.
— Qui ! s’écria Ruamps, la foudre c’est votre jeunesse du Palais-Royal !
— Du pain, du pain ! » hurlaient les femmes.
Claude tapa sur le genou de Gay-Vernon en lui faisant signe d’écouter. Par-dessus le vacarme, on percevait les battements d’une cloche haletante, sonnant au pavillon de l’Unité. D’autres Montagnards l’avaient entendue. Ils se rendirent compte qu’il fallait dégager l’Assemblée pour convertir en décrets les vœux des sectionnaires quand il était temps encore. « Président ! appela Duhem. Invite les bons citoyens à sortir, pour que nous puissions délibérer. » Comme Dumont ne paraissait point s’en soucier, Duhem s’adressa au peuple d’un ton pressant. « Le tocsin sonne, la générale a battu dans les sections contre-révolutionnaires, n’en doutez point. Si vous ne nous laissez pas délibérer, la partie est perdue. » Choudieu vint à la rescousse : « Sortez ! On vous tend un piège. Retirez-vous pour que nous puissions remplir vos vœux. » Et, furieux contre Dumont, il lui cria : « Quitte ce fauteuil ! Si tu ne sais pas remplir ton devoir et faire évacuer la salle, cède la place à un autre ! »
André Dumont eût été bien en peine de faire évacuer la salle, même s’il l’avait voulu. Or il ne le voulait évidemment pas. Il ne voulait pas que les vœux des patriotes pussent être transformés en décrets. Avec ses complices, il désirait que les sections bourgeoises et sans doute la jeunesse dorée, marchant au secours de la Convention, trouvassent la représentation nationale opprimée par les « mauvais citoyens ». Mais les meneurs des sections populaires avaient compris Duhem, Choudieu, et Huguet, Foussedoire qui, eux aussi, les exhortaient. Le mouvement de retraite était déjà sensible lorsque Dumont, sommé par Choudieu, dut ordonner d’ouvrir la barre. Ainsi, se vidant à la fois par la salle des pétitionnaires et par celle de la Liberté, le long vaisseau marbré vert et jaune, avec ses bustes, ses statues en faux bronze, ses étagements de banquettes vertes et de gradins bleus, le massif de la tribune et du bureau surmonté par le trophée de drapeaux pris à l’ennemi, fut rapidement rendu à lui-même. Bordas, sorti pour voir, puis revenu bien vite, dit que sitôt dans la cour les patriotes se dispersaient par petits
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