Les hommes perdus
j’appuie le projet de décret. Le temps de la faiblesse n’est plus. C’est la faiblesse de la Convention qui l’a toujours compromise et qui a encouragé une faction criminelle. Le salut de la patrie se trouve aujourd’hui dans vos mains. Vous la perdrez si vous êtes faibles. »
Ce jeune Thibaudeau – il avait tout juste trente ans – fils de l’ancien député du Poitou aux États généraux, ne laissait pas d’agacer Claude. La faiblesse de la Convention, ne la partageait-il pas lorsqu’il se tenait coi, travesti en sans-culotte, tandis que s’affrontaient Brissotins, Dantonistes, Robespierristes, Hébertistes ? Il lui seyait bien de la dénoncer aujourd’hui ! Mais aujourd’hui on ne risquait plus sa tête à la lever au milieu de la Plaine, et pour en finir avec la « criminelle faction » jacobine et cordelière il ne restait à abattre que des hommes abandonnés de tous. Certes, Thibaudeau n’était pas thermidorien. Il servait sans le vouloir la réaction et le royalisme, comme beaucoup d’autres républicains sincères dans la Plaine. Grâce à eux, la droite obtint haut la main le vote du décret. Ce n’était pas assez pour elle.
Le président allait lever la séance, car il se faisait tard ; depuis plus d’une heure, les garçons de salle avaient allumé les lustres et les grappes de globes portés par les lampadaires qui éclairaient le bureau et la tribune. Néanmoins André Dumont y prit place après avoir réclamé la parole. « Citoyens, dit-il, lorsque je vous présidais, au cours de l’orage, j’ai été l’objet de menaces, d’insultes qui ne s’adressaient pas seulement à moi mais à tous les honnêtes gens de cette assemblée. Choudieu, Chasles ont déclaré que le royalisme occupait le fauteuil…
— Tu mens, coupa Chasles. Je n’ai pas prononcé un mot avant de demander l’ordre du jour sur le rapport d’Ysabeau. »
Mais des Thermidoriens ne craignirent pas d’affirmer furieusement : « Tu l’as dit ! Tu l’as dit avec Choudieu ! » Outré, Claude ne put se retenir de s’écrier : « C’est inexact. Chasles n’a point parlé à ce moment.
— Au reste, répliqua Dumont emphatique, je méprise tous ces ennemis qui ont voulu diriger des poignards contre moi. Ce sont les chefs qu’il faut frapper. On a voulu aujourd’hui sauver les Billaud-Varenne, les Collot d’Herbois, les Barère. Je ne vous proposerai pas de les envoyer à la mort, car le temps des assassinats est passé ; je vous propose simplement de les bannir du territoire qu’ils infectent et agitent par des séditions. Je vous propose pour cette nuit même la déportation des trois prévenus dont on débat la cause depuis trop longtemps. »
Le complot thermidorien atteignait enfin son but. La droite éclata en applaudissements qui trouvèrent des échos au centre. « Le décret ! Aux voix, aux voix ! » criait-on. Claude se dressa. « Je demande le vote par appel nominal. Vous pouvez arrêter et détenir momentanément les prévenus, par mesure de sûreté générale ; vous ne pouvez pas les déporter sans jugement. On nous reproche d’avoir exercé une dictature. Comment qualifieriez-vous donc cela ? » Robert Lindet, Prieur et toute la Montagne appuyèrent, réclamant l’appel nominal. Les Thermidoriens hurlaient. « À quoi bon délibérer ! fulmina Merlin-Mayence enragé à présent. L’opinion publique les a jugés ; il ne reste qu’à frapper. » Bourdon de l’Oise (Robespierre disait de lui : “Il joint la perfidie à la fureur”) bondit à la tribune et lança : « L’appel nominal est le dernier effort d’une minorité dont la trahison est confondue. On veut nous faire peur, nous désigner aux poignards hébertistes. Eh bien, je vous propose non seulement la déportation des Trois, mais aussi l’arrestation de Choudieu, de Chasles, de Foussedoire. »
La folie de vengeance saisit la droite déchaînée. « Et Huguet ! s’écria-t-on. N’a t-il pas avoué la collusion de la Crête avec la populace ? N’a-t-il pas dit : Peuple, n’oublie pas tes droits ! – Et Léonard Bourdon ! Il a poussé à l’insurrection par ses agitations continuelles aux Gravilliers. – Et Duhem ! Il a encouragé ouvertement les insulteurs de l’Assemblée pendant leur invasion. Tous ces jours-ci, on l’a vu au café Payen ainsi qu’à la section des Invalides, buvant avec les meneurs. – Et Ruamps ! – Et Amar !…» Les noms, les accusations
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