Les hommes perdus
puis au plus près, elle découvrait dans l’est l’aile droite anglaise, cinq patauds en colonne : de vieilles connaissances. Ils défilèrent à contre-bord, visibles de tout leur bois, s’enfoncèrent lentement et disparurent par tribord arrière.
Jusqu’à la nuit, ainsi que toute la matinée du lendemain, 4 Messidor, on ne revit pas la moindre voile ennemie. Mais les gros-culs, vent debout, n’avançaient point. Ils se traînaient, peinant pour abattre leurs cinq misérables nœuds à l’heure. Dans la relevée, la brise passant de jolie à bonne, leur vitesse tomba encore, car, inaptes à louvoyer par un vent de plus de 4 avec toute leur toile, ils durent en carguer. Bridport, pendant ce temps, ne restait pas inactif, on pouvait bien le penser. Une fois sûr d’avoir mis en fuite les Français, il s’était certainement lancé à leur poursuite. Fernand le cherchait dans l’est, et ne le décelait point. À quatre heures, il résolut donc de tirer une longue bordée perpendiculaire au 47 e parallèle. De la sorte, on couperait nécessairement sa route, sur un méridien ou un autre. En effet, deux heures plus tard, la République relevait, droit devant, les trois colonnes anglaises – beaucoup plus bas dans le sud que Fernand ne s’y attendait. Malin, lord Bridport avait doublé la manœuvre française en décrivant le même demi-cercle, mais encore plus au large, de manière à tenir Villaret-Joyeuse entre la terre et lui.
Fernand se hâta de remonter. À huit heures, il voyait la Montagne, huniers croisés, affaler sa chaloupe à la mer. En changeant d’amures, l’ Alexandre n’avait-il pas trouvé moyen de faire chapelle, autrement dit de venir face au vent ! Avec ses voiles carrées collées aux mâts, sa brigantine masquée, ses focs faseyant, ses manœuvres courantes rebroussées, il était incapable de remplir lui-même de nouveau sa toile. Le trois-ponts lui envoyait la remorque pour le faire virer. Fernand signala sur-le-champ la position et la route de l’ennemi. La meilleure façon de déjouer son astuce, estimait-il, consistait à s’en aller plein ouest. Ainsi Bridport chercherait vainement la flotte entre lui et le littoral. Quand il aurait dépassé le 48 e parallèle, explorant toujours sur sa droite, on se rabattrait au-dessous de lui vers Sein et l’on se glisserait dans le raz, où les vaisseaux ne couraient aucun risque par vent du nord.
Topsent, sans doute, ne concevait pas les choses de cette manière. L’escadre appuya au nord-est. Cela semblait une solution prudente : gagnant vers les Glénans, on trouverait au besoin un refuge dans la baie de la Forest. Les Anglais ne s’aventureraient point parmi tous ces cailloux qu’il fallait bien connaître. Mais ensuite ? Une fois bloqué là, plus aucune chance de rejoindre Brest ; et, si l’on voulait se replier sur Lorient, ce ne serait pas sans y laisser des plumes, – supposé que Lorient ne fût pas au pouvoir des Anglo-royalistes.
Au fait ! Topsent et Villaret s’imaginaient peut-être Bridport prêt à leur tomber dessus ce soir-même. C’était le bien mal juger. Il n’avait pas adopté une tactique tournante pour se jeter, à son désavantage, vent devant, sous celui de ses adversaires. Au contraire, assuré de ne les point perdre puisqu’il les tenait entre sa route et la côte, il allait employer la nuit, probablement même la matinée du lendemain, à remonter le plus possible dans le nord, virer, redescendre à leur rencontre. Il aurait mis ainsi tous les atouts dans son jeu : il serrerait les Français contre le littoral, il se présenterait avec l’avantage de la brise, libre de manœuvrer vent arrière, largue, grand largue, et les obligerait, eux, à combattre sous une seule allure, éminemment défavorable : le plus près.
Le soir tombait, le ciel se striait de nuages pourpres. Fernand expédia un long message à la Montagne pour exposer la situation, en insistant sur la certitude que l’ennemi n’attaquerait pas avant douze heures au moins, sinon seize ou dix-sept. « Suggère venir ouest en grand », conclut-il. On le remercia, et ce fut tout. Alors, estimant que la République avait amplement accompli son devoir, qu’elle ne pouvait plus apporter aucune aide à l’escadre, il demanda l’autorisation de rentrer au port. Elle lui fut aussitôt accordée.
À dix heures du matin, le 5 Messidor – 23 juin –, la frégate embouquait le goulet de Brest, après avoir touché à
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