Les larmes du diable
chambre, je suppose. À l’étage.
— Alors, je vais monter, dis-je en m’inclinant. Je suis heureux de vous voir sains et saufs, vous et votre fils.
— Ah, merci, messire, dit-elle, le visage radouci. Vous avez tenu parole. »
Je montai l’escalier, curieusement touché par les remerciements inattendus de dame Gristwood. Elle n’avait pas posé de questions sur Bathsheba Green. Peut-être s’en moquait-elle, maintenant qu’elle avait son fils. Une seule des portes de l’étage étant fermée, j’y frappai doucement. Après un long silence, la voix de Kytchyn s’éleva, hésitante : « Entrez. »
Il devait être en train de prier, car il se relevait lentement. Un pansement à un bras gonflait le léger tissu de son habit blanc. Son mince visage était pâle et il avait les traits tirés par la souffrance.
« Messire Shardlake, dit-il d’un ton inquiet.
— Messire Kytchyn. Comment se porte votre bras ?
— J’ai du mal à me servir de mes doigts. Mais, au moins, la gangrène ne s’y est pas mise, c’est déjà ça. » Il s’assit sur le lit en soupirant.
« Comment vous trouvez-vous dans cette maison ? »
Il fronça les sourcils. « Je n’aime pas la dame qui est avec nous. Elle essaie de tout régenter. Ce n’est pas ce qu’on attend d’une femme », dit-il avec conviction. Je m’avisai qu’il avait sans doute eu fort peu affaire aux femmes pendant de nombreuses années, et que dame Gristwood devait le terroriser. Dans le monde séculier, il était vraiment perdu.
« Votre séjour ne devrait guère se prolonger, dis-je pour le rassurer. Au fait, je voudrais vous poser une question. »
La crainte reparut sur son visage. « À propos du feu grégeois, messire ?
— Oui. Une seule. »
Ses épaules se voûtèrent et il poussa un profond soupir. « Soit.
— On exhume les cercueils de St Bartholomew en ce moment.
— Je sais. Je l’ai bien vu le jour où nous nous y sommes rencontrés. C’est une profanation.
— On m’a dit que, selon une ancienne coutume, les gens enterrés dans l’enceinte du monastère faisaient mettre dans leur tombe un objet personnel ayant trait à leur existence ici-bas. Et que cela valait pour les frères comme pour les patients de l’hôpital.
— C’est vrai. J’ai souvent veillé un frère défunt. Avant de le coucher dans son cercueil, on déposait sur son corps un symbole de sa vie, avec soin et respect. » Des larmes apparurent dans ses yeux.
« Pensez-vous que le soldat Saint-John ait pu être enterré avec du feu grégeois ? »
Kytchyn leva les yeux. Il paraissait soudain intéressé. « Pourquoi pas ? Oui, je suppose que les frères savaient que si une chose symbolisait sa vie, c’était bien cela. Et ils ne pouvaient pas se douter que Richard Rich donnerait l’ordre de profaner les sépultures, ajouta-t-il amèrement.
— Alors, je crois que je ferais bien de retrouver sa tombe avant que Rich ne la fouille. Pourvu qu’il soit encore temps. Il a demandé qu’on lui apporte ce qui serait découvert dans les cercueils. »
Kytchyn me regarda. « Ah ! bien sûr. Il y aura des objets d’or et d’argent.
— Oui, dis-je en soutenant son regard. Messire Kytchyn, une idée me tracasse. Les moines avaient caché cette barrique ainsi que la formule. Ils connaissaient les effets du feu grégeois et ses conséquences possibles. »
Kytchyn hocha la tête, la mine sombre. « En effet. Vous vous souvenez de l’inscription.
— Homo homini lupus. Mais s’ils le savaient, pourquoi avoir gardé cette substance diabolique ? Pourquoi ne pas l’avoir détruite ? S’ils l’avaient fait, aucun d’entre nous ne serait en péril aujourd’hui. »
L’ombre d’un sourire mélancolique passa sur le visage de Kytchyn. « Les luttes entre l’Église et l’État n’ont pas commencé avec le goût du roi pour cette catin de Nan Bullen, messire. Il y a souvent eu des… différends bien avant cela.
— Assurément.
— Saint-John a séjourné à St Bartholomew à l’époque des guerres entre les maisons d’York et de Lancaster. Des temps troublés et incertains. J’imagine que les moines ont gardé le feu grégeois au cas où ils se trouveraient menacés, afin de l’utiliser comme monnaie d’échange. Il nous fallait bien avoir la tête politique, messire. Les moines l’ont toujours eue, au reste. Ainsi donc, lorsque les Tudor ont rétabli la stabilité dans le pays, le feu grégeois a été oublié. Délibérément peut-être,
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