Les larmes du diable
je vais aller me promener le long de la berge avec mes femmes. »
Marchamount eut l’air déconfit : « À votre aise, lady Honor.
— Je reviendrai tout à l’heure. Parmi ces dames, en est-il qui souhaitent se joindre à moi ? » Elle regarda tout autour. L’une des femmes de mercier semblait tentée, mais, lorsqu’elle regarda son mari, il fit non de la tête.
« Je viendrai avec vous, lady Honor, dis-je.
— À la bonne heure, répondit-elle en souriant. Je serai ravie d’avoir de la compagnie. »
Marchamount secoua la tête. « Dois-je croire que vous préférez la compagnie des dames à un spectacle viril, mon cher confrère ?
— Depuis quand la compagnie des dames n’est-elle pas préférable à celle des ours et des chiens ? »
Lady Honor se mit à rire. « Touché ! Allons, Lettice et Dorothy, en route. » Elle tourna les talons et commença à remonter le chemin de Bankside en amont. Je marchai à son côté tandis que les deux suivantes restaient à quelques pas derrière nous avec les valets armés.
La grande jupe de lady Honor me frôlait les jambes et je sentis l’armature d’osier du vertugadin. J’imaginai une seconde les jambes sous cette cage cerclée d’osier, et cette pensée me fit rougir.
Lady Honor esquissa une moue de dégoût en entendant une autre clameur monter du stade. « Un sport viril, en effet. Ce sera viril le jour où ce sera un homme, à la place des chiens, qui affrontera l’ours. » Elle se tourna vers moi avec un sourire malicieux. « Gabriel Marchamount, peut-être ? Quelle figure ferait-il, à votre avis ?
— Assez piètre, répondis-je en riant. Moi non plus, je n’aime pas les combats d’ours. Ni ceux où l’on prend son plaisir à regarder souffrir une autre créature.
— C’est le bruit qui me répugne. À vous entendre, on vous prendrait pour un de ces réformateurs zélés qui souhaitent bannir tout plaisir.
— Ce n’est pas le cas, mais je n’ai jamais aimé ce genre de spectacle. »
Nous continuâmes à marcher lentement. « Ce ne sont que des bêtes brutes, soupira lady Honor. Mais je reconnais qu’en organisant des combats d’animaux, l’humanité ne se montre pas sous son aspect le plus édifiant. Au vrai, j’ai eu peur de m’évanouir, entre la chaleur et l’odeur du sang. C’est beaucoup plus agréableici. Dame Quaill aurait bien aimé se joindre à nous, mais elle n’a rien dit pour ne pas contrarier son mari.
— L’état de veuve permet de jouir d’une certaine indépendance. »
Elle sourit franchement, découvrant ses dents blanches : « Ainsi, vous vous souvenez de notre conversation ! Savez-vous que j’élargis le champ de mes intérêts : j’ai acheté un atelier près de St Paul où l’on fabrique des vêtements de soie. Gabriel m’a conseillée. Il s’entend à ce genre d’affaire. Mais vous aussi, j’imagine.
— Je ne serais pas fâché d’avoir de nouveaux clients. Les miens m’abandonnent.
— Tant pis pour eux. Comment expliquez-vous cela ?
— Je ne me l’explique pas. » Je changeai de sujet. « Vous employez des femmes dans votre atelier ?
— Oui. La soie est fort difficile à travailler. Nombreuses sont les dames qui préfèrent que leurs vêtements soient faits sur mesure. J’emploie six couturières, toutes d’anciennes nonnes.
— Vraiment ?
— Oui. Elles viennent des couvents de St Clare, St Helen et Clerkenwell. Certaines ont été bien contentes de quitter le cloître. J’ai entendu dire qu’une ou deux ont échoué là-bas, dit-elle en hochant la tête en direction des bordels de Southwark. Mes ouvrières sont plus âgées. Ce sont des créatures qui font pitié, effrayées à l’idée de marcher dans la rue. Elles sont heureuses de se retrouver ensemble pour coudre.
— Leur nouvelle vie doit leur paraître difficile.
— Ces pauvres vieilles apprécient le travail en commun. Je crois qu’il est important pour les anciennes religieuses de trouver un endroit où elles se sentent en sûreté. Chacun doit avoir sa place attitrée dans la société. Si l’on prêtait plus d’attention à cela, je suis sûre que l’on verrait moins d’hommes sans maître rôder dans les rues, dit-elle en secouant la tête. Cela doit être bien fâcheux de ne point avoir de lieu, et vous donner un grand sentiment d’insécurité. » Pour la première fois, je m’avisai que, malgré son expérience et son raffinement, lady Honor ignorait tout de certains aspects du monde et de la ville
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