Les mannequins nus
récalcitrants s’apaisaient et quittaient leurs vêtements. Les détenus du kommando spécial avaient soin d’accélérer le rythme du déshabillage pour ne pas laisser aux victimes le temps de réfléchir.
— Il y avait quelque chose de bizarre dans cette participation active et zélée des hommes du Sonderkommando à l’opération du déshabillage et de l’introduction dans les chambres à gaz. Je n’ai jamais vu ni entendu que l’un d’entre eux ait dit un seul mot aux victimes à propos du sort qui les attendait. Bien au contraire, ils essayaient par tous les moyens de les détromper et surtout d’apaiser ceux qui avaient des soupçons. Si les condamnés avaient toutes raisons de ne pas se fier aux S.S., ils étaient en droit d’accorder confiance aux hommes de leur propre race : car je dois préciser que pour favoriser une bonne entente, les kommandos spéciaux étaient exclusivement composés de Juifs, originaires des pays dont provenaient les victimes.
— Ceux-ci se faisaient raconter en détail la vie à Auschwitz et posaient des questions qui concernaient surtout le sort d’amis ou de parents arrivés avec les convois précédents. C’était intéressant d’observer la maîtrise que les hommes du kommando spécial déployaient dans le mensonge, la force de conviction et les gestes avec lesquels ils soulignaient leurs affirmations.
— Nombreuses étaient les femmes qui cherchaient à cacher leur nourrisson dans les amas de vêtements. Mais les hommes du kommando spécial veillaient et parvenaient à convaincre les mères de ne pas se séparer de leur enfant. Elles croyaient que la désinfection était dangereuse pour les petits et c’est pour cela, en premier lieu, qu’elles voulaient les soustraire à l’opération. Dans cette ambiance inhabituelle, les enfants en bas âge se mettaient généralement à pleurnicher. Mais après avoir été consolés par leur mère ou par les hommes du kommando, ils se calmaient et s’en allaient vers les chambres à gaz en jouant, ou en se taquinant, un joujou dans les bras.
— J’ai parfois observé des femmes déjà conscientes de leur destin qui, une peur mortelle dans le regard, retrouvaient encore la force de plaisanter avec leurs enfants et de les rassurer. L’une d’elles se rapprocha de moi en passant et chuchota en me montrant ses quatre enfants qui se tenaient gentiment par la main pour aider le plus petit à avancer sur un terrain difficile : « Comment pouvez-vous prendre la décision de tuer ces beaux petits enfants ? Vous n’avez donc pas de cœur ? »
— J’entendis aussi les paroles cinglantes d’un vieil homme qui se tenait près de moi : « Ce massacre des Juifs, l’Allemagne le paiera cher. » Je lisais la haine dans ses yeux. Mais il entra calmement dans la chambre à gaz sans se préoccuper des autres.
— Un jour, je remarquai une jeune femme qui ne cessait de courir à travers les pièces pour aider les vieilles et les enfants à se déshabiller. Elle-même était accompagnée de deux petits enfants au moment de la sélection. Son agitation et son aspect physique m’avaient frappé : elle n’avait pas du tout l’air d’une Juive. Maintenant elle n’avait plus les enfants auprès d’elle. Jusqu’au bout elle entourait de ses soins les femmes et les enfants qui n’avaient pas encore achevé de se déshabiller ; elle avait pour tous une parole aimable. Elle entra l’une des dernières dans le bunker, s’arrêta sur le seuil et dit : « Je savais dès le début qu’on nous avait conduits à Auschwitz pour nous gazer. Je me suis chargée de deux enfants pour échapper à la sélection des détenus capables de travailler. Je voulais subir mon sort en pleine conscience. J’espère que cela ira vite. Adieu. »
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— Tout (51) le monde est déjà rentré. Un ordre rauque retentit : « Que les S.S. et le kommando spécial quittent la salle. » Ils sortent et se dénombrent. Les portes se referment et les lumières sont éteintes de dehors.
— À cet instant précis, un bruit de voiture se fait entendre. C’est une voiture de luxe pourvue de l’insigne de la Croix-Rouge internationale qui arrive. Un officier S.S. et un sous-officier du service de santé en descendent. Le sous-officier tient dans ses mains quatre boîtes en tôle verte. Il avance sur le gazon où, chaque trente mètres, de courtes cheminées en béton jaillissent de terre. Après s’être muni d’un masque à
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