Les mannequins nus
gaz, il enlève le couvercle de la cheminée, qui est également en béton. Il ouvre l’une des boîtes et déverse le contenu – une matière granulée mauve – dans l’ouverture de la cheminée. La matière déversée est du « cyclon » ou du chlore sous forme granulée qui produit du gaz aussitôt en contact avec l’air. Cette substance granulée tombe au fond de la cheminée sans s’éparpiller, et le gaz qu’elle produit s’échappe à travers les perforations et emplit au bout de quelques instants la pièce où les déportés sont entassés. En cinq minutes, il a tué tout le monde.
— C’est ainsi que cela se passe pour chaque convoi. Des voitures de la Croix-Rouge apportent le gaz de l’extérieur. Il n’y en a jamais en stock dans les crématoires. C’est une précaution infâme, mais plus infâme encore est le fait que le gaz soit apporté par une voiture pourvue de l’insigne de la Croix-Rouge internationale.
— Pour être sûrs de leur affaire, les deux bourreaux à gaz attendent encore cinq minutes. Puis ils allument une cigarette et s’éloignent dans leur voiture. Ils viennent de tuer trois mille innocents.
— Vingt minutes après, on met en marche les appareils d’aération électriques afin d’évacuer les gaz. Les portes s’ouvrent, des camions arrivent et un groupe du Sonderkommando (« kommando spécial ») y charge séparément les vêtements et les chaussures. On va les désinfecter. Cette fois, il s’agit d’une désinfection réelle. Ensuite, on les transporte par wagons vers différents points du pays.
— Les appareils d’aération, système « Exhaustor », évacuent rapidement le gaz de la salle, mais dans les fentes, parmi les morts et entre les portes, il en reste toujours une petite quantité. Cela provoque, même plusieurs heures après, une toux étouffante. C’est pour cela que le groupe du Sonderkommando qui pénètre le premier dans la chambre à gaz est muni de masques à gaz. La salle est de nouveau puissamment illuminée. Un tableau horrible s’offre alors aux yeux des spectateurs.
— Les cadavres ne sont pas couchés un peu partout en long et en large dans la salle, mais entassés en un amas de toute la hauteur de la pièce. L’explication réside dans le fait que le gaz inonde d’abord les couches inférieures de l’air et ne monte que lentement vers le plafond. C’est cela qui oblige les malheureux à se piétiner et à grimper les uns sur les autres. Quelques mètres plus haut, le gaz les atteint un peu plus tard. Quelle lutte désespérée pour la vie ! Cependant il ne s’agissait que d’un répit de deux ou trois minutes. S’ils avaient su réfléchir, ils auraient réalisé qu’ils piétinaient leurs enfants, leurs parents, leurs femmes. Mais ils ne peuvent réfléchir. Leurs gestes ne sont plus que des réflexes automatiques de l’instinct de conservation. Je remarque qu’en bas du tas de cadavres se trouvent les bébés, les enfants, les femmes et les vieillards ; au sommet, les plus forts. Leurs corps, qui portent de nombreuses égratignures occasionnées par la lutte qui les mit aux prises, sont souvent enlacés. Le nez et la bouche saignante, le visage tuméfié et bleu, déformé, les rendent méconnaissables.
LES CRÉMATOIRES
— Les corps (52) encore chauds passent par les mains du coiffeur qui tond les cheveux et du dentiste qui arrache les dents en or. Récupération systématique par une bande d’assassins qui ne laisse rien au hasard. Et maintenant, un incroyable enfer commence. Les hommes – comme cet érudit avocat de Salonique ou comme cet ingénieur de Budapest – que je connaissais si bien, n’ont plus rien d’humain. Ce sont de véritables diables. Sous les coups de crosse et de cravache des S.S., ils courent comme des possédés cherchant à se débarrasser le plus vite possible de la charge attachée à leur poignet.
— Une fumée noire, épaisse, s’échappe des fosses.
— Tout ceci se passe si vite, tout ceci est si invraisemblable que je crois rêver. L’Enfer de Dante me paraît alors une vieille et simple allégorie.
— Une heure après, tout rentre en ordre. Les hommes enlèvent des fosses les cendres qui s’amassent.
— Un convoi de plus venait de passer par le crématoire 4.
— Et ceci continua jour et nuit. On est arrivé pour l’ensemble des crématoires et des fosses au chiffre effarant de vingt-cinq mille corps brûlés par 24 heures.
— Au moment
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