Les noces de fer
armes bougent. »
Une sorte de chuchotis montait de toutes les poitrines oppressées. Un homme éternua ; un autre s’ébroua, excité par la proximité de la bataille. Ogier pouvait distinguer, dans les archères, les faces claires des ennemis et constater que le crénelage du beffroi se garnissait de barbutes. Il pouvait voir aussi, sur une élévation du terrain que le Borgne de Bapaume et ses hommes allaient devoir contourner, les deux bersails sur lesquels les archers d’Édouard avaient parfait leur habileté.
— Pour le moment, ceux qui sont là-haut sont les plus menaçants… Fait passer, Joubert, que nous allons courir… Que tous soient prêts !
Les hommes remuèrent ; toutes les armes d’hast s’inclinèrent en avant. Le remuement devint agitation ; des coudes, des épaules se touchèrent dans un long remous de harnois ajustés.
— Ho ! cria quelque part Trassignies.
Jaillie du sommet de la tour, une volée de flèches écorcha le ciel et s’abattit avec des floc floc floc hargneux à une toise d’Ogier.
— Trop court… Et comme nul n’a crié, aucun d’entre nous n’est navré !
Ses tripes se nouaient. « Bon sang, je n’ai jamais ressenti ça ! » Son esprit, en perdant de sa dureté, maintenait moins solidement son corps dans son ardeur et sa jeunesse. Il devait infailliblement prendre cette tour. Parce qu’à la loi du nombre s’ajoutait celle du mérite – nullement son mérite, encore qu’il s’en trouvât, mais celui de tous ses compères. Oui, on pouvait prédire sa victoire, leur victoire, mais elle serait si piètrement utile qu’il eût mieux fallu laisser ce beffroi aux Goddons et se ruer en masse sur quelque autre tour de leur cité pour l’investir et se répandre, ensuite, dans les rues attenantes. Là, au moins, la vengeance eût été exemplaire, tandis qu’ici, sur ce versant du mont Sangatte, tous ceux qui tomberaient trépasseraient pour rien.
— Ils sont tous prêts, messire… Hé, messire ! insista Joubert.
Ogier hurla, sachant bien que tous ne l’entendraient pas :
— Nous allons courir… Prenez garde aux creux et bosses de ce terrain… Plus vous irez vélocement et moins ils pourront vous atteindre !
Tinchebraye sonna sans qu’il l’y eût invité ; les hommes se ruèrent en direction du premier fossé en hurlant davantage de « Ha ! » et de « Ho ! » que des injures. Un sifflement furieux passa au-dessus d’Ogier, et cette fois, derrière, il y eut des cris et des sanglots. Les lamentations se renouvelèrent quand une seconde bourrasque blonde, jaillie des créneaux de la tour, faucha des hommes de Trassignies et de Marie.
— Les vingt plus vieux derrière !… Secourez ceux qui sont tombés !
Combien ? Peu importait, hélas ! Courir. Toujours. Derrière, le gros des gens du Tournaisis approchait. Ils avaient assisté aux premiers effets de la défense anglaise. La fureur et le goût du sang les avaient poussés à désobéir : plutôt que d’y être contraints à sons de trompe, ils attaquaient aussi, en masse, alors que la dispersion s’imposait.
— Courez ! Courez !
La tour devait être bien pourvue en sagettes. Elles tombaient dru. Des hommes s’affalaient, foudroyés, lâchant leur vouge, leur taloche [374] , leur guisarme. Leurs cris effarés dominaient la grande rumeur de cette première vague de Tournaisiens qui, quelle qu’en fut la profondeur, s’élancerait dans la première fosse comme on se jette en rivière.
La terreur mordit Ogier à plein cœur : « Et s’il y a, au fond, des épieux et chausse-trappes, voire des archers embûches ? » Il avait pensé aux profondeurs de ces fossés, nullement aux défenses qu’ils pouvaient dissimuler… Eh bien, il sauterait lui aussi. À la grâce de Dieu ! Vider son esprit de tout… Courir… Rien que cela. Dans son harnois de fer, il n’eût pas couru si aisément. Il précédait de quatre ou cinq foulées tous ses hommes. Son armure l’eût dénoncé comme un capitaine : il eût été percé de toutes parts… Maintenant, sa vélocité le désignait peut-être comme un couard !
— Hâtez-vous ! Hâtez-vous !
Il ne se souciait plus du vol des sagettes. On courait derrière lui, sur ces ondulations molles, toutes poilues d’herbes blafardes. Il avait Confiance au poing et se félicitait aussi de l’avoir prise nue : ainsi, aucun fourreau ne lui battait la jambe.
Et la tour grandissait, se défendait de
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