Les noces de fer
cœur et son cerveau enflammés l’un et l’autre le tourmentaient. Bien qu’envolés, tous les mots qu’il avait entendus le heurtaient avec une force, une densité singulières, comme pour pénétrer si profondément en lui qu’il ne pourrait jamais s’en délivrer. Ah ! certes aucun d’entre eux ne l’avait ébloui, mais certains martelaient l’arrière de son crâne : « Malandrin… Croix… Un enfant conçu comme toi et moi… » À travers les branches noires et décharnées, des étoiles clignotaient, pures, apparemment légères comme des plumes. Blandine, penchée à la fenêtre de leur chambre, les voyait-elle ? Était-elle couchée ? Se courrouçait-elle contre lui ?
Il tressaillit, ayant entendu, lointain, le hennissement d’un cheval. Ce ne pouvait être ni Marchegai ni Plantamor… Alors qui ?
— Dors donc ! murmura le mire. Nous ne craignons rien… Dieu nous protège !
Et il rit à peu près comme il eût toussé.
VII
L’aube vint froide et pourprée, frémissante de chants d’oiseaux. Dressé sur un coude, Ogier vit Benoît Sirvin sortir de la commanderie à grandes enjambées, puis se diriger vers Plantamor et Marchegai, immobiles, leur robe et leur haleine brillantes et vaporeuses. Un reflet de la lumière encore indécise fit chatoyer quelque chose entre les rares feuilles d’une haie, à environ deux cents toises.
— Tiens, tu es levé, Argouges !
— J’ai cru voir une lueur.
— Je l’ai vue… Lueur de fer… Lueur de heaume ou de bassinet.
— On nous a suivis !
Cette crainte provoqua un geste de dédain bref, insincère :
— Qui sait ?… Allons, prends ton cheval et viens au ruisseau… Tu pourras t’y laver comme je viens de le faire avant de m’offrir une messe pour moi seul devant cet autel déserté.
Le mire ne riait pas. Ogier s’offrit une longue ablution dans l’eau froide avant de panser et seller Marchegai. Près de lui, le vieillard préparait Plantamor, mais plutôt que de se jucher en selle, il revint s’adosser au muret et invita Ogier à le rejoindre :
— N’aie crainte : nous partirons bientôt. Cependant, il faut que j’achève en ces lieux ce que je dois te dire… Ils favorisent et développent mes remembrances. Ma mémoire semble rajeunir. Hier, je t’ai parlé de…
— Jacques de Molay… J’avais cru comprendre que vous l’admiriez.
Le visage de Benoît Sirvin se contracta sous l’effet d’une colère infinie :
— J’ai servi le Temple au mieux parce que j’en avais le devoir. Si le Grand Maître me montra de la reconnaissance, ce fut pour l’avoir guéri d’un phlegmon au cul qui, en notre Maison magistrale, à Paris, mit quelques jours son existence en danger. Pour les tâches auxquelles j’étais astreint, je n’avais guère à lui obéir. Les soins apportés aux malades me tenaient éloigné de la vie des autres frères ; mais le Grand Maître m’eût-il dit : « Fais cela pour le bien de tous » que je l’aurais fait…
— Je vous comprends, dit Ogier en cessant un moment de rouler sa couverture. À Crécy, j’ai servi un roi obstiné sans me regimber… Sitôt après sa mort qui fut admirable, le peuple de Paris a fait de Molay un martyr…
Le mire cracha soudain avec une fureur due à une vieille amertume. Après la chute du Temple, il s’était placé hors de la vie, sauf pour cautériser et recoudre des plaies, réduire des fractures et guérir divers maux. Peut-être imaginait-il les tourments endurés par ses compagnons livrés aux inquisiteurs avant que de succomber dans les flammes.
— Peuple inconstant ! Comme son roi, il nous a accusés de toutes les perversités humaines, et voilà qu’à la mort du Grand Maître, responsable de notre géhenne, il en fit presque une idole !
— Le responsable, dites-vous ?
Les propos, l’air du vieillard correspondaient si peu à l’attente d’Ogier qu’il demeurait debout, immobile, indifférent aux petits coups que Marchegai, du bout des lèvres, lui donnait sur l’épaule.
— Même s’il est mort dignement, Molay a conduit l’Ordre à sa perte… Tu me regardes, incrédule, ébahi une fois de plus… Je te dis pourtant la vérité.
— Je n’ai ni à accabler ni à défendre cet homme. J’ignore même d’où il venait !
Ogier souriait, se prenant en dérision sans cesser d’examiner ce vieux visage clair, devant lui, auquel l’amertume donnait un aspect si violent que sous les poils neigeux il le
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