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Les Nus et les Morts

Titel: Les Nus et les Morts Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Norman Mailer
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débrouillerai », dit-il brièvement. Le souvenir lui revint tout à coup de sa famille, et il grimaça. Quel imbécile de Polack son père a été. Pauvre toute sa vie durant. « Ah ! ça vous durcit’, se dit-il. Que des gars comme Brown travaillent de leur langue, mais quand on sait comment faire sa pelote, on la boucle. A Chicago, on peut faire sa pelote. Ça c’est une ville. Des femmes, du bruit à tout casser, des combines à la pelle. » « Ils peuvent se la garder, leur putain de jungle », dit-il. L’eau, qui se faisait un peu plus profonde, lui chatouillait les jarrets. S’il n’avait pas été mobilisé, il aurait travaillé à cette heure dans la combine à Kabriskie. « A-a-ah », dit-il.
    Brown, lui, était découragé. Il ne savait pas pourquoi, mais la lourdeur de l’air et la résistance du courant l’avaient épuisé. Une vague de peur déraisonnable le saisit. « Jésus, je hais ce nom de Dieu de barda », dit-il.
    La rivière suivait une succession de petites cascades. Dans les tournants, où le courant bouillonnait avec la force d’un rapide, les hommes avaient de la peine à ne pas se faire emporter. L’eau glaciale leur coupait la respiration. Ils se traînaient au plus près de la rivière, s’accrochant à la végétation qui débordait sur le cours d’eau. « Allons-y, lâchez pas », criait Croft. La berge était haute de cinq pieds au moins, ce qui rendait la marche plus difficile. Leur regard au niveau du sol de la jungle, ils s’avançaient le long de la paroi de glaise humide, saisissaient une racine, se halaient en avant, s’aplatissaient contre le courant. Ils progressèrent de la sorte pendant une dizaine de minutes, leurs uniformes couverts de boue, leurs mains et leurs visages se couvrant d’écorchures.
    De nouveau le terrain s’égalisa, et ils avancèrent en file indienne à quelques pas de la rive, se poussant avec lenteur à travers la vase. Dominés par l’unique réalité de leurs propres hoquets, ils ne percevaient que par intermittence les bruits liquides de la, jungle, les cris des oiseaux et des bêtes, le souffle de la rivière. Leur épuisement devenait extrême. Les moins résistants avaient perdu le contrôle conscient de leurs membres ; ils trébuchaient sous l’assaut du courant, patouillaient sur place pendant de longues secondes, pliant sur leurs genoux sous le poids de leur charge.
    Ils arrivèrent à un autre rapide, trop rocailleux, trop vif, pour être traversé tel quel. Hearn et Croft débattirent la question, sur quoi celui-ci, accompagné par Brown, escalada la berge, s’ouvrit un passage dans la brousse à coups de machette, puis coupa plusieurs grosses lianes qu’il noua bout à bout au moyen de larges nœuds carrés. « Je m’en vas porter ça de l’autre côté, mon lieutenant », annonça-t-il tout en s’entourant la taille avec l’une des extrémités de la liane.
    Hearn secoua la tête. Croft avait mené la patrouille jusqu’à présent, mais ceci était quelque chose dont Hearn pouvait se charger lui-même. « Je prends ça sur moi, sergent. »
    Croft haussa les épaules. Hearn assujettit la liane autour de sa ceinture et s’avança dans la chute d’eau. Cette liane, il s’agissait de la porter à contre-courant et de la fixer sur l’autre rive en guise de ligne de sauvetage. Il avait laissé son paquetage et sa carabine à Croft, mais même sans entraves la traversée s’avéra exceptionnellement difficile. Il pataugeait, trébuchait de roc en roc, glissait sur ses genoux. A un moment donné il disparut sous l’eau, se cogna l’épaule contre une des pierres submergées, puis remonta, le souille coupé et défaillant de douleur. Il lui fallut presque trois minutes pour faire une cinquantaine de mètres, et c’est à bout de forces qu’il atteignit le rivage. Il demeura un temps sans bouger, pantelant, graillonnant l’eau qu’il avait avalée, puis il se mit debout et encorda la liane autour d’un arbre tandis que Brown attachait l’autre extrémité de la ligne à la racine d’un buisson.
    Portant l’équipement el la carabine d’Hearn en plus de sa propre charge, Croft fut le premier à faire la traversée. Lentement, un à un, les hommes passèrent la rivière, se retenant à la liane. Certains y suspendirent leur barda, tirant d’une main et se halant de l’autre, battant le ressac de leurs jambes, gigotant avec angoisse pour éviter de se faire écharper sur la rocaille. L’eau

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