Les Nus et les Morts
pas, vieux », chuchota-t-il.
Tout un monde perdu de passions et d’ambitions de son enfance, d’espoirs rancis et rouillés, clapotait en lui. Un ancien désir se réveillait en lui, libéré par le bavardage de Wilson à propos de sa fillette ; peut-être pour la première fois depuis son mariage il regrettait de n’avoir pas d’enfant, et la tendresse qu’il éprouvait pour Wilson n’avait rien de commun avec la condescendance amusée dont il le traitait d’habitude. Wilson, dans ce moment, ne lui apparaissait pas tout à fait réel ; il concrétisait à ses yeux le corps, la chair de ses propres aspirations. Il était son enfant, et aussi, en même temps, l’agrégation de ses misères et de ses désappointements. Pendant plusieurs minutes il lui fut plus cher que tout autre être au monde.
Mais cela ne pouvait pas durer. C’était comme si, réveillé au milieu de la nuit, il se fût trouvé sans forces au centre d’une intense énergie libérée dans son sommeil. La sortie du rêve, la transition vers l’état de veille, le laissèrent sans défense, titubant encore dans le sillage de sa songerie, isolé de toute expérience, de toutes les banalités reconnaissables et pourtant émoussées de son existence. Dépouillé, perdu au cœur de la nuit, il était le réceptacle non seulement de sa propre histoire, passée et présente, mais encore le dénominateur commun de tout ce qui, homme et bête, errait aveuglément dans la forêt primordiale. Il était dans ce moment l’homme qu’il eût pu être – pour le meilleur ou pour le pire.
Mais, inévitablement, il émerge hors de l’eau, s’agrippe aux quenouilles familières de sa couche, aux pâles rectangles de sa fenêtre, il renifle les odeurs familières de son propre corps, et son angoisse, son feu intérieur, se rabougrissent à leur taille naturelle, puis se dispersent. Les soucis de la journée à venir commencent de le solliciter.
Ainsi donc Brown avait songé à sa femme, avec nostalgie d’abord, avec un sentiment d’amour trop longtemps réprimé, la revoyant tout contre lui, ses seins chaudement blottis contre sa poitrine. Mais le peu de familiarité, la nudité de ses sensations, le désertaient. II entendit Goldstein et Stanley qui se parlaient, il sentit la moiteur du front de Wilson, et il se trouva rejeté dans les tracas et les problèmes de sa mission. Tel un chien après un os, il s’était cramponné au souvenir de sa femme jusqu’à ce que, son amertume reprenant le dessus, il l’eût chassée de son esprit. Cette coureuse, qui cavale avec tout ce qui porte un pantalon.
Il se mit à penser aux difficultés de ramener Wilson sur la côte. La fatigue accumulée pendant les deux jours de patrouille ne s’était nullement résorbée dans son corps, et la traversée des collines allait être exténuante, maintenant que l’équipe auxiliaire les avait laissés à eux-mêmes. Il se représentait nettement la journée à venir. « N’étant que quatre pour porter le brancard ils seront à la tâche sans interruption et, cruellement fatigués après le premier quart d’heure de marche, ils devront s’arrêter toutes les quelques minutes pour récupérer leur souffle. » Wilson pesait ses deux cents livres, et avec leur équipement assujetti au brancard le poids total dépassait largement les trois cents livres. Soixante-quinze livres par bonhomme. II secoua la tête. Il savait d’expérience combien la fatigue le brisait, dissolvait sa volonté, brouillait son esprit. Il était en charge de cette mission, c’était son devoir d’amener Wilson à bon port, mais il se sentait peu sûr de lui-même.
Tout cela – sa sympathie pour Wilson, la purification qu’il en éprouva, puis le retour de son amertume – tout cela lui valut un accès d’honnêteté vis-à-vis de lui-même. Il savait que sa crainte de continuer avec la patrouille lui avait fait désirer "cette corvée, et qu’il lui fallait réussir dans sa tâche. « Un sous-off qui sait pas cacher qu’il se dégonfle vaut pas un pet de lapin », se disait-il. Mais il y avait plus. Avec un peu de chance il passerait peut-être à travers les mois ou même les années à venir. A tout prendre ils n’étaient au feu qu’une petite fraction du temps, et il se pourrait que même alors rien n’arrivât de fâcheux ; sa peur ne serait pas éventée, personne n’en aurait à pâtir. Si seulement il s’acquittait comme il faut de sa tâche, tout serait bien.
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