Les Nus et les Morts
à pleurnicher inconsciemment comme si des hoquets sortaient directement de ses nerfs. « Faut que je tiens le coup. » Mais il sentait son sang s’écouler goutte à goutte de sa blessure, se chercher des rigoles au creux de son aine et faire flaque entre ses cuisses. Je vas mourir. » Il le savait. Comme s’il avait eu des yeux dans son ventre, il se forma une image de sa chair roulée et tordue et tortillée sur elle-même d’où le sang continuait à s’égoutter.
« On dira un con », s’entendit-il murmurer, alors qu’il venait de rugir.
« Wilson, faut que tu la fermes. »
Sa frayeur s’évanouit, laissant place à une vague inquiétude qui allait se calmant sous le toucher de Brown. « Y a une seule nom de Dieu de chose que je pige pas, dit-il, chuchotant cette fois. Deux au plumard et on se réveille trois, deux au plumard et on se réveille trois. » Il se répétait comme un tintement de grelot. « L’un, qu’est-ce que ça peut bien foutre avec l’autre ? Te baises et ça te sort un gosse. » Il grimaça, moitié de douleur, puis s’abîma dans le souvenir sensuel d’une femme en train de le chevaucher. L’image se brouilla bientôt, se changea en une série de cercles concentriques qui se vissaient dans sa tête, « Faut que je tiens le coup. Quand t’as un trou dans le ventre faut pas t’endormir pendant l’opération. Père s’a endormi et il s’a réveillé mort. » Son esprit tourbillonna, retrouva son assiette, et soudain il se vit objectivement – un homme sur le point de mourir. Il se débattit contre cette pensée, terrifié, n’y croyant pas tout à fait, semblable à celui qui se regarde dans une glace sans pouvoir admettre que le visage qu’elle réfléchit lui appartient. Reprenant sa course erratique son esprit l’entraîna de nouveau à la dérive, et il entendit sa fille qui disait : « Papa s’a endormi et il s’a réveillé mort. »
« Non ! cria-t-il. Où c’est que t’as pris ça, May ?
– T’as une jolie petite fille, dit Brown. C’est May qu’elle s’appelle ? »
La voix de Brown fit revenir Wilson de sa divagation. « Qui que t’es, toi ?
– Brown. Comment qu’elle est, May ?
– C’est une sacrée petite dévergondée, dit Wilson. La plus maligne petite bestiole qu’y a jamais eu. » Il eut vaguement conscience de sourire. « Elle peut me retourner à l’envers si qu’elle veut, et elle le sait. Une petite diablesse. »
Il se tut, repris par un nouvel assaut de douleur. Absorbé dans les supplices qui ravageaient son corps, il haletait comme une femme en couches. « Ohhhh », geignait-il d’une voix épaisse.
« T’as encore d’autres gosses ? » demanda Brown avec hâte. Il massait le front de Wilson avec lenteur et tendresse, comme s’il calmait un enfant.
Mais Wilson ne l’entendit pas. II se colletait avec son mal, presque hystériquement, comme quelqu’un qui se débat dans le noir et roule avec son agresseur le long d’un escalier sans lin. Protestant, gémissant de douleur, il frisait la syncope. Son esprit semblait faire la roue derrière ses paupières closes.
Brown continuait de lui masser le front. Dans cette obscurité le visage de Wilson paraissait n’être qu’un prolongement de ses doigts. Brown avala sa salive. Un bizarre mélange d’émotions le travaillait. Les gémissements de Wilson, ses cris de douleur, l’inquiétaient ; ils menaçaient leur sécurité, ils accusaient le sens de leur solitude parmi la vaste succession des collines autour de leur petit îlot d’arbres. Tout bruit inattendu le faisait tressaillir inconsciemment. Mais c’était plus qu’un simple effroi ; tout frisson, tout tremblement de douleur qui entamait le corps de Wilson, passaient dans ses doigts, dans ses bras, se répercutaient intimement à même son cœur et son esprit surtendus. Sans le savoir, il se crispait chaque fois que Wilson se crispait. C’était comme si sa cervelle avait éliminé tout le poison de son expérience, dissous les du rillons, les sels caustiques, les chancres de sa mémoire. Cela le rendait à la fois plus vulnérable et moins amer. Le noir illimité de la nuit, la protection ténue de leur re traite, la souffrance qui tenaillait le blessé, se combinaient pour le dénuder, pour l’isoler, pour l’exposer comme un nerf qui accuserait la moindre saute de l’air que les collines revêtues d’ombre renvoyaient dans leur îlot d’arbres.
« T’en fais
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