Les Nus et les Morts
Providence sont ce qu’elles sont, se disait-il, et on doit s’y soumettre. » Si l’orage devait emporter leur tente, il le ferait quand ils l’auraient ancrée avec une charrue. Entre-temps, ne sachant pas s’il pleuvait ou non dans le Mississipi, il priait que l’orage épargnât le champ de son père. On vient tout juste d’y semer, mon Dieu. S’il vous plaît, mon Dieu, s’il vous plaît. Mais même dans sa supplique il n’y avait pas de vrai espoir ; simplement, il priait pour montrer qu’il était respectueux.
Le vent se démenait dans le bivouac comme une faux immense, et la pluie cinglait le feuillage des palmiers. Ils virent une tente quitter d’un coup sec ses amarres et partir dans les airs en se débattant comme un oiseau terrifié. « Je me demande ce qui se passe en première ligne », cria Goldstein, qui venait de se rendre compte avec une sorte d’épouvante que la jungle recélait bien d’autres bivouacs. Ridges haussa les épaules. « Tiennent bon, je pense », cria-t-il en réponse. Goldstein se demandait comment c’était, là-haut ; depuis qu’il était dans la section, il n’avait vu que le tronçon de la route où il allait en corvée. Il eut un mouvement de recul en essayant d’imaginer une attaque dans cette bourrasque. Toute son énergie était concentrée sur, 1a faîtière, qu’il maintenait à deux mains. Pourquoi les Japonais n’attaqueraient-ils pas ici même ? Il aurait voulu savoir si quelqu’un était de garde à l’emplacement des mitrailleuses. « Un général qui serait malin nous sauterait dessus, dit-il.
– Je dois dire », répondit quiètement Ridges. Le vent venait de tomber depuis un instant, et il y eut quelque chose de tamisé et d’incertain dans leur voix, comme s’ils avaient parlé dans une église. Goldstein abandonna la tige de bambou, sentant sa force s’écouler de ses -bras. « La circulation du sang dissout les effets de la fatigue », pensa-t-il. Peut-être l’orage était-il fini ? Le sol, dans leur niche, n’était qu’une flaque de boue, et il se demandait où ils allaient pouvoir dormir cette nuit. Il frissonna, devenant sensible tout à coup au poids glacé de ses vêtements.
Le souffle se leva de nouveau, et de nouveau ils s’appliquèrent, muets et tenaces, à préserver leur abri. Il semblait à Goldstein qu’il pesait sur une porte que quelqu’un de bien plus fort que lui essayait d’enfoncer. Il vit deux autres tentes partir dans le vent, puis des hommes qui couraient à la recherche d’un abri. Riant et jurant, Wyman et Toglio se précipitèrent dans leur niche. « Notre tente vient de s’envoler », cria Wyman, son jeune et osseux visage éclairé d’un sourire. « Nom de nom, ça c’est quelque chose », rugit-il. L’expression de son visage était à mi-chemin entre la surprise et l’enchantement : on eùl dit qu’il était incertain si la tempête était une catastrophe ou un spectacle de cirque.
« Et vos affaires ? cria Goldstein.
– Perdues. Enlevées. Laissé mon fusil dans une mare.
Goldstein s’inquiéta de son fusil. Il l’aperçut sur l’épaulement au-dessus de la niche, couvert d’eau et de boue. Il se reprocha de ne l’avoir pas enveloppé dans sa chemise sale, avant le commencement de l’orage. « Je suis encore un bleu, se dit-il ; un vétéran se serait souvenu qu’il faut protéger son fusil. »
L’eau s’écoulait du gros nez charnu de Toglio. Il remua sa lourde mâchoire, criant : « Pensez qu’elle tiendra, votre tente ?
– Sais pas, hurla Goldstein. Les piquets, oui. » Encore qu’accroupis, les quatre hommes étaient à l’étroit dans la niche. Ridges observait ses pieds, qui s’enfonçaient dans la boue. « On serait mieux pieds nus, se disait-il. On fait des tas d’histoires pour les tenir au sec, et ça vaut pas le coup. » Un ruisselet d’eau coulait le long de la faîtière et s’égouttait sur son genou. Il soupira : ses vêtements étaient si "froids que là-dessus l’eau semblait tiède.
Un énorme coup d’air s’engouffra sous l’abri, l’enfla comme un ballon, et la faîtière se rompit sec – ouvrant un accroc dans la toile. La tente s’affaissa sur eux comme un drap humide, et ils se débattirent là-dessous, bêtement, jusqu’à ce que le vent se mit à les dégager-tout en tâtonnant autour de lui, Wyman succomba à un accès de rire. Il perdit l’équilibre et s’assit dans la boue, se démenant sans
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