Les Nus et les Morts
ceux qu’il avait connus comme quelque chose d’énorme et de dévastateur et d’insensé. Les tués étaient simplement ceux que l’on ne voyait plus autour de soi ; ils se confondaient avec ceux qui partaient à l’hôpital et n’en revenaient plus, ou avec ceux qui changeaient d’unité. Quand il lui arrivait d’entendre que tel homme de sa connaissance avait été tué ou grièvement blessé, il manifestait de l’intérêt, il se montrait même un peu affecté, mais c’était un genre d’émotion qu’il eût ressenti en apprenant qu’un sien ami s’était marié, ou avait perdu ou gagné une somme d’argent : tout juste une chose qui arrivait à quelqu’un de sa connaissance. Mais la mort d’Hennessey avait rouvert en lui une secrète angoisse. Le souvenir des paroles d’Hennessey se chargeait d’un sens si ironique, si évident, qu’il se découvrait sur les bords d’une insondable épouvante.
Dans le temps, sans autre retour sur lui-même que sa répugnance pour les peines et les misères des combats, dans le temps il était capable d’envisager avec une froide acceptation ce qu’il savait devoir être un dur engagement. Mais, maintenant, l’idée de la mort l’épouvantait de nouveau.
« Tu veux savoir ? dit-il à Wyman.
– Oui.
– Y a rien que tu peux y faire, alors la ferme. »
Wyman marqua le coup et se tut. Regrettant aussitôt sa
sortie, Red pécha dans sa poche une barre de chocolat, à moitié fondue et couverte de poussière de tabac. « Eh, tu veux du chocolat ? demanda-t-il.
– Oui, merci. »
La nuit pesait sur eux. Exception faite d’un grognement ou d’un juron occasionnels dus aux cahots, le silence régnait dans le camion. Pris séparément, chaque véhicule faisait tous les bruits qu’un camion pouvait faire : il grinçait, gémissait, bondissait dans les fondrières, clapotait dans la vase ; pris ensemble, ils émettaient un pot-pourri d’échos et de vibrations compliqués qui sonnaient comme un doux et continu ressac de la houle sur les flancs d’un navire. Inconfortablement étalés sur le plancher du camion, leur dos coincé contre les jambes de ceux qui étaient assis, leurs fusils calés au hasard ou maintenus tant bien que mal en travers sur leurs genoux, les hommes regardaient les ténèbres. Croft avait insisté pour qu’ils gardassent leurs casques, et Red suait sous e poids du sien. « On pourrait aussi bien porter un sac de sable », dit-il à Wyman.
Encouragé, Wyman demanda : « Je crois que ça va pas être drôle, hein ? >
Red soupira, refoulant son impatience. « Ça sera pas trop moche, petite tête. T’as qu’à bien serrer le trou de ton cul, et le reste ira bien tout seul. »
Wyman rit paisiblement. Il aimait bien Red, et il se promit de ne pas le quitter. Les camions s’arrêtèrent, et les hommes se mirent à bouger, à se déplacer et à grogner, tout en essayant d’assouplir leurs membres engourdis ; puis, le menton sur la poitrine, ils attendirent patiemment. Leurs uniformes refusaient de sécher dans la lourde atmosphère nocturne. L’air était immobile, et ils se sentaient fatigués et somnolents.
Goldstein commença à s’agiter. Voyant qu’au bout de cinq bonnes minutes les camions n’avaient toujours pas démarré, il se tourna vers Croft. « Sergent, dit-il, est-ce que je peux descendre et jeter un coup d’œil pour voir ce qui nous arrête ?
– Bouge pas d’où que t’es, Goldstein, grogna Groft. Y a personne qui bougera d’ici pour aller se perdre dans le bled comme par hasard. »
Goldstein se sentit rougir. « Je ne songeais à rien de tel, fit-il. Je me suis seulement dit qu’il pourrait être dangereux d’être assis comme ça si des Japonais rôdaient autour. Comment savons-nous pourquoi les camions se sont arrêtés ? »
Croft bâilla, puis cingla d’une voix froide et égale. « T’en fais pas, t’auras de quoi te faire de la bile. Mais pour le quart d’heure t’as qu’à rester peinard et te bran-er la bite si que tu commences d’avoir les foies. C’est moi qui ferai les esprits supérieurs. » Quelqu’un pouffa à demi, et Goldstein se sentit blessé. Il se dit qu’il détestait Croft, et il se mit à ruminer sur les sarcasmes dont le sergent l’avait accablé depuis son arrivée dans la section.
Le convoi démarra par saccades, parcourut en première vitesse quelques centaines de mètres, s’arrêta de nouveau. Gallagher fit entendre un
Weitere Kostenlose Bücher