Les porteuses d'espoir
l’aveuglette. Le bûcheron qui veut maximiser ses efforts et ses gains calcule,
soupèse, établit un ordre d’abattage, choisit comment et où faire tomber les
arbres. Mathieu lui fit un petit signe et s’amena tranquillement vers lui. Son
jeune frère était un boulet à porter. Il ne travaillait pas bien et n’avait
aucun intérêt pour le métier debûcheron. Si Pierre avait pu, il
aurait brisé son engagement d’équipe et aurait bûché seul. Son frère préférait
perdre son temps à gribouiller dans des cahiers ou à lire un stupide livre de
poésie qui s’appelait La clé du cœur , un livre de fille ! Évidemment, les
gars n’avaient pas été longs à le surnommer le Poète… Pierre en était gêné.
Quant à lui, il resta Rousseau cet hiver-là. Il avait assez d’expérience pour
imposer le respect de son nom s’il le désirait. Rien ne permettait de conclure
que les deux bûcherons étaient apparentés tant il n’y avait guère de chaleur
fraternelle entre eux. Ils étaient dissemblables physiquement, Mathieu étant
loin du genre irlandais. Pierre était grand et fort. Mathieu, malingre et de
taille moyenne. Ils étaient réellement différents. Pierre avait essayé de
renouer avec son jeune frère, de trouver une façon de partager une connivence,
mais Mathieu était froid, distant, voire méprisant. Il regardait tout le monde
comme s’il était le seul à détenir la vérité. Pierre détestait cette attitude.
Au fil des semaines, la discorde entre eux n’avait cessé de grandir. Ces
derniers jours, il avait de la difficulté à seulement l’entendre respirer à côté
de lui, dans son bed de sapin. Quelle idée de partager des lits collés !
Plus Pierre devenait exaspéré plus Mathieu semblait faire exprès pour le
provoquer. Pierre se mit à abattre son lot d’arbres avec frénésie ; Mathieu à
ralentir la cadence, à s’étirer, enlever, remettre ses mitaines, rattacher ses
bottes, s’essuyer le front, bâiller… Pierre allait exploser. Mathieu le
ralentissait et lui faisait perdre de l’argent. À cause de son frère, qui était
incapable de scier en rythme, il avait cassé la lame de leur godendard et cela
lui avait coûté une semaine de labeur pour la remplacer. Encore maintenant,
Mathieu semblait déterminé à leur faire perdre leur temps. Cela faisait trois
fois que Pierre demandait à son frère de bien poser la cale à l’angle du tronc
de l’épinette. Mais Mathieu l’échappait à chaque coup. Pierre fulminait.
— Ce serait plaisant de le couper avant la trinité, celui-là,
maugréa Pierre.
Mathieu affichait son air de je-m’en-foutisme habituel.
— Maudit, Mathieu, c’est quoi ton problème ? Arrête de rêvasser à tes christophe de gribouillages pis travaille !
Pierre ne se rendait même pas compte à quel point son attitude et son langage
avaient changé.
— Je peux pas m’attendre à ce que tu comprennes la poésie, répondit Mathieu
d’un ton hautain. Tu sais peut-être lever une hache, mon cher frère, mais je
peux pas en dire autant de ton esprit.
— Je commence à en avoir ma claque, de tes grands discours. Ferme ta gueule pis
mets la cale !
— Mais oui, saint Pierre…
— Un jour, Mathieu, t’as beau être mon frère, je vas t’en sacrer une.
— Quand il reste juste à l’homme la force de ses poings, c’est que la bête
n’est pas très loin.
— Mathieu, pousse-moi pas à bout… C’est important pour moi, je veux me marier !
C’est-tu trop te demander de m’aider ?
— Ben voyons donc, saint Pierre, je suis prêt à me torturer pour toi…
La cale tint et Pierre acheva l’entaille avec force et rage. En serrant la
mâchoire, Pierre donna le coup de grâce. En hurlant le cri d’avertissement, il
regarda l’arbre tomber. Chaque fois, un drôle de malaise le prenait. Il avait
beau en abattre des dizaines comme cette grande épinette, il ne trouvait jamais
de beauté dans la capitulation d’un arbre. Le bruit sourd quand il rendait son
dernier souffle, le voir immobilisé, couché à ses pieds, vaincu, de la sève
s’écoulant encore… La plupart des bûcherons savouraient leur pouvoir, lui, il le
regrettait.
Pierre retira sa casquette de laine. Ôtant ses mitaines, il chassade son esprit cette image de géant anéanti et prit un instant
de repos mérité.
Il se contraignit à la patience envers son frère.
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