Les porteuses d'espoir
singulière ! À mille lieues de sa fille. Elle n’avait aucune manière, parlait et
s’asseyait comme un homme, les jambes bien écartées. Elle était presque
vulgaire, mais pas comme ces filles de joie que Pierreavait
rencontrées à Montréal. Non… la mère d’Odile était un bûcheron en jupon. Les
cheveux coupés court, corpulente, elle portait une chemise d’homme à carreaux et
un pantalon rentré dans une paire de bottes. Malgré la canicule, sa chemise
était boutonnée jusqu’au cou. De grands cernes de sueur auréolaient les
emmanchures et dégageaient une odeur très forte. Ahuri, Pierre remarqua des
poils sur son menton, de longs poils noirs. Au-dessus de sa lèvre supérieure,
quelques-uns formaient l’ombre d’une moustache. Si ce n’avait été de l’immense
paire de seins qui pendaient, on aurait pu la prendre pour le père de famille.
Pierre sut plus tard que celui-ci était disparu dans la nature depuis belle
lurette. Abandonnée avec sa fille unique, la femme s’était débrouillée. Dès
l’âge de sept ans, Odile avait été placée comme pensionnaire dans un couvent de
la région de Québec. Odile était une élève de charité. Les religieuses
acceptaient d’en prendre quelques-unes gratuitement. Ces filles servaient plus
de domestiques que d’élèves cependant. Au couvent, Odile n’avait pas eu droit
aux divertissements, aux sorties et autres privilèges. Entre les messes et les
cours, elle aidait au ménage du dortoir, des toilettes, de la cuisine. Odile
n’était sortie de sa réclusion qu’à ses dix-neuf ans… Cette vie de couventine
expliquait tout : la différence de langage entre la mère et la fille, la
politesse et l’attitude effacée d’Odile, et la honte que celle-ci avait de sa
mère, sentiment qu’elle ne parvenait pas à dissimuler totalement. Dès le premier
jour, dans la cuisine d’une maison délabrée, un véritable taudis, Pierre avait
été témoin de cette honte. Odile baissait les yeux devant les propos de sa
mère.
— Ma Odile a encore dû chialer. J’ai jamais vu une braillarde de même. Je sais
pas ce qu’ils y ont fait dans ce couvent, mais ils me l’ont rendue pas de
service.
En terminant sa phrase, la femme se racla la gorge et de façon écœurante cracha
le morceau de tabac qu’elle chiquait. Pierre essaya, en vain, de
ne pas voir l’amas gluant aboutir dans le crachoir en métal. Il eut un
haut-le-cœur. Il détourna les yeux du récipient que la femme rapprocha plus près
de sa chaise, ayant manqué rater sa cible. Odile rentra la tête dans les
épaules.
— Comment va votre bras ? avait demandé Pierre pour briser ce silence
gênant.
De sa voix d’ange, elle avait répondu :
— Il me fait presque plus mal. Je vais repasser votre chemise si vous
voulez.
Pierre avait refusé :
— Non, non, mademoiselle… il fait assez chaud, elle était déjà toute
fripée…
— Regarde-moé la petite nature, s’exclama la mère d’Odile. Y fait pas chaud
pantoute !
Pierre ne releva pas la remarque. Il ne comprenait même pas comment la femme
arrivait à survivre habillée comme en hiver. Timidement, Odile lui dit :
— Bien, je vous la redonne d’abord. Merci encore, monsieur.
Pierre lui offrit son plus beau sourire tandis qu’il se rhabillait.
— C’était rien que normal. Je peux-tu vous demander un verre d’eau ? Je meurs
de soif.
— Je… je suis désolée, j’aurais dû y penser. Je vais vous préparer du thé
glacé.
Pendant que la jeune fille s’affairait, Pierre étudia la pièce. La maison ne
comportait qu’un étage. La cuisine en était la pièce principale. Pas de salon,
pas d’entrée. Seule une couverture pendue à un clou laissait deviner une autre
pièce, une chambre sans doute. Sur le mur en face de la cuisinière à bois, un
matelas était posé par terre. Un drap méticuleusement plié à son bout fit penser
à Pierre que cela devait être l’endroit où dormait Odile. Quelle misère ! Sa
mère aurait perdu connaissance devant un tel spectacle : des murs lambrissés
recouverts d’une peinture jaunie etcraquelée, aucune commodité,
un plancher en bois de grange, aux fentes larges et remplies de saletés…
Soudain, par la porte arrière, surgit une autre femme qui s’immobilisa net à la
vue de Pierre. Celui-ci devint livide.
La femme, d’un certain âge, était détrempée.
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