Les porteuses d'espoir
quitté le restaurant,
abandonnant la missive sur la table. La serveuse ne l’avait découverte qu’un peu
après et l’avait montrée au patron, l’air désolé.
— La pauvre fille s’est fait lâcher par son fiancé, avait expliqué le
restaurateur en lisant la lettre. Le soldat s’en est trouvé une plus à son goût
en Europe, ça a l’air.
Sur le navire, tous se demandaient bien la raison de ce geste désespéré.
Plusieurs passagers émirent des hypothèses.
— Y a plus rien à voir, mesdames et messieurs, ladies and gentleman, please,
everything is over.
Laissant tomber les jumelles, Pierre s’adossa le dos au pont et s’accroupit. Le
navire de croisière devait poursuivre sa route. Il récupérerait les membres de
l’équipage au voyage de retour, au quai de Québec probablement. Ce tragique
incident secoua Pierre au plus haut point. Le fait de voir quelqu’un passer à
l’acte, réaliser le projet qu’il ressassait de mettre à exécution, fut salutaire
pour lui. Ce jour-là, Pierre guérit enfin de sa peine d’amour. Il accepta
d’avoir perdu Luce et cessa de croire à sa réapparition.
Pierre se releva et s’avança vers un des marins qui remettait de l’ordre sur le
pont.
— Hé Francis ? dit Pierre.
Le matelot se retourna.
— Quoi ?
— Pas drôle, ce sauvetage, hein ? dit Pierre.
Le matelot sourit :
— Au moins, c’est une histoire qui finit bien.
— C’est ben toi qui disais que tu voulais te marier pis que turamassais l’argent pour acheter une belle bague ?
— Pourquoi ? T’en as une dans ta poche à me donner ? blagua le marin, qui
n’avait aucune idée de la justesse de ses propos.
— Ben oui, justement, ça s’adonne que j’en ai une belle, une ben, ben belle.
Tiens, c’est un cadeau !
Interloqué, l’autre marin attrapa le bijou que Pierre venait de lui lancer d’un
air nonchalant.
— Hein ?
— Il te restera juste à trouver une belle manière de lui offrir, dit Pierre.
Pis suis mon conseil : oublie les fleurs.
Pierre quitta le pont, laissant derrière lui un marin médusé qui bénissait son
jour de chance.
— Attendez les gars, Pierre vient avec nous aujourd’hui !
Ahuris, les matelots qui se préparaient à descendre et à prendre du bon temps
en ville se retournèrent vers leur équipier. Le marin Francis reprit :
— Alors Pierre, dit-il, c’est vrai que tu viens avec nous ?
Pierre affichait un grand sourire.
— Que c’est que vous attendez, ma gang de branleux, la semaine des quatre
jeudis ?
En riant et en chahutant, le petit groupe de matelots entoura Pierre et avec de
grandes claques dans le dos, l’entraîna vers la tournée de Montréal. Les gars
avaient leurs habitudes.
— Tu vas voir, l’Irlandais, tu t’ennuieras pas pantoute à soir. On va te faire
oublier celle que tu as laissée derrière toi.
Ses compagnons étaient plus perspicaces qu’ils n’en avaient l’air, se dit
Pierre, qui n’avait jamais soufflé mot de Luce à qui que ce soit.
Leur premier arrêt fut au marché Bonsecours. Ils ne s’y attardèrent pas, juste le temps de se remplir les poches de belles pommes
rouges. Ensuite, ils s’engouffrèrent dans un cinéma pour assister à la
projection en cours. Dans la bousculade pour savoir qui passerait avant l’autre
au guichet et en jetant le prix d’entrée à un jeune garçon qui se foutait
complètement de savoir si un de ces marins d’eau douce passait gratuitement,
Pierre n’avait pas eu le temps de lire l’affiche du film. Il ne s’attendait pas
à ce que ses compagnons choisissent cette activité. Il les avait mal jugés en
fin de compte. Se réjouissant d’écouter un beau film, il suivit aveuglément les
autres à l’intérieur de la salle, qui était pratiquement vide. Il s’affala sur
le dernier siège au bord de l’allée. Le sourire aux lèvres, Pierre se concentra
sur le film. Ses yeux s’agrandirent de stupeur. Sur l’immense toile de
projection, une femme, vêtue d’un costume moulant sans manches, les jambes
gainées de bas qui ressemblaient à un filet de pêche, était poussée sans
ménagement sur le devant d’une scène de spectacle. D’après ce que le cerveau
embrouillé de Pierre put saisir, l’histoire se voulait celle d’une jeune fille
de la campagne qui s’était trouvé du travail dans un cabaret. Elle répétait son
numéro de la soirée. En
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