Les révoltés de Dieu
L’un est le « bon dieu » Ormuzd (ou Ahura-Mazdâ, littéralement
« Seigneur grand Sage »), et l’autre, le génie du mal, Ahriman. Ces
deux principes sont en guerre perpétuelle, même si Ormuzd est décrit comme supérieur,
et cette guerre durera jusqu’à la fin du monde. Ce sera alors le triomphe
définitif d’Ormuzd, mais non l’anéantissement d’Ahriman, car celui-ci doit être
réintégré dans l’unité divine absolue. Cette conception dualiste de l’univers
et des forces invisibles qui l’animent se retrouvera plus tard dans le manichéisme,
dans les thèses gnostiques et bien entendu chez les Cathares [7] .
Et c’est ce que développera Victor Hugo dans son étrange et remarquable poème, La Fin de Satan , affirmant qu’à la fin des temps, Satan
sera sauvé par l’Ange Liberté, né d’une plume de ses ailes, perdues au moment
de sa chute dans l’abîme.
Ce dualisme apparaît également dans la religion indienne la
plus ancienne, telle qu’on la connaît par le Rig-Veda ,
et qui est bien différente du brahmanisme classique et de l’hindouisme moderne.
Il s’agit d’un couple, ou plutôt d’un « duo » divin constitué par
Mitra, le dieu législateur, gardien de l’ordre cosmique, dieu des « contrats »,
donc de la stabilité, et de Varuna, dieu magicien perturbateur mais non hostile : en effet, Mitra et Varuna ne
se font pas la guerre, bien au contraire ils se complètent l’un l’autre, démontrant
ainsi que le monde ne peut subsister que par une perpétuelle évolution [8] .
C’est cette conception qu’on décèle dans la tradition chrétienne issue de l’ Apocalypse , à propos de la lutte entre l’archange
saint Michel et le « Dragon des profondeurs » : cette lutte
acharnée et constante n’est en fait que le maintien d’un équilibre entre deux
forces dont aucune ne doit dépasser des limites précises [9] au-delà desquelles tout risque de s’effondrer. Le monde visible, incarné, donc
relatif, ne peut exister que par une sage
opposition des contraires. Sinon, ce monde serait absolu et équivaudrait au néant.
Cette opposition est bien reconnaissable dans ce que l’on
connaît, grâce aux Eddas , de la religion des anciens
peuples germano-scandinaves. En effet, dans le chaos originel, il y a un
affrontement entre deux mondes, celui du Nifleim [10] ,
qui est l’empire de la glace éternelle, et celui du Muspelheim ,
qui est l’empire du feu. C’est la rencontre entre ces deux éléments qui a
provoqué l’apparition de gouttes d’eau, donnant elles-mêmes naissance à l’hybride Ymir , ancêtre de tous les dieux, de toutes les
entités, de tous les existants . Mais cette
lutte entre deux éléments contraires se poursuivra jusqu’à la fin du monde, car
elle est inéluctable et aucun des grands dieux, qu’il soit « bon »
comme Odin-Wotan, ou « mauvais » comme Loki (le Satan
germano-scandinave), et quelle que soit sa puissance, n’est capable d’en
enrayer le cours inexorable.
Cependant, la plupart des traditions mythologiques ou religieuses
privilégient la seconde réponse, à savoir que les entités maléfiques sont des
créatures, douées de liberté, d’une divinité primordiale contre laquelle elles
se sont révoltées dans des conditions quelque peu mystérieuses. Autrement dit, à
l’origine, ces créatures spirituelles n’étaient ni bonnes ni mauvaises, elles
étaient les deux , et c’est par choix qu’elles
se sont mises au service du « Mal » et des Ténèbres, tandis que d’autres
se sont engagées dans le « Bien » et la Lumière. D’où une lutte farouche
entre deux clans, parfois provisoire et pouvant se terminer par une
réconciliation, sinon une soumission.
Il semble que ce soit le cas dans la Bible hébraïque, si l’on
en croit le très étrange – et finalement très inquiétant – Livre de Job. Le
texte nous fait assister à une véritable assemblée générale des créatures célestes :
« Et c’est le jour, les fils d’Élohîm viennent se poster devant
Iahvé-Adonaï. Mais le Satan vient aussi avec eux. Iahvé-Adonaï dit au Satan :
D’où viens-tu ? Le Satan répond à Iahvé-Adonaï et dit : De naviguer
sur terre et d’y cheminer » ( I, 6-7, trad. Chouraqui ).
Si l’on comprend bien, le « Satan » a ses entrées devant l’Éternel, ce
qui n’est guère conforme à la doctrine chrétienne due aux Pères de l’Église, selon
laquelle le châtiment suprême de Satan –
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