Les révoltés de Dieu
petits tas de charbons enflammés, en attendant les
clients ». Ceux-ci se pressent en foule, mais Gabriel refuse l’argent qu’ils
proposent, et aucun ne consent à promettre de mener une vie pieuse. « Ne
pouvant obtenir le feu à prix d’argent, certains essayèrent inutilement de le
ravir par la force. Ils furent obligés de se retirer sans la moindre étincelle ».
La nuit tombe et l’archange, fort attristé, est sur le point de regagner le
Paradis lorsque survient « une vieille femme qui marchait péniblement, appuyée
sur un bâton ». Elle commence par demander l’aumône d’un charbon enflammé
qu’elle touche avec son bâton. Sur le refus de Gabriel, elle propose de l’argent
en échange d’un autre charbon qu’elle touche également. Gabriel demeure
inflexible. Alors, « la vieille toucha un troisième charbon et s’en alla
en grommelant ».
Fort dépité de son insuccès, l’archange remonte au Paradis
et raconte ce qui s’est passé. Mais, « tandis qu’il faisait son récit, une
odeur de friture et de rôti se répandit dans la demeure des bienheureux. Le
bruit des chants, des rires, des plaisanteries, l’odeur du tabac, montaient
jusqu’au trône de Dieu. […] Qu’était-il donc arrivé ? L’archange avait été
le jouet de la ruse d’une femme. Elle avait tout simplement dérobé ce qui lui
était nécessaire pour ranimer son foyer, en touchant avec une tige de férule
les charbons qu’elle semblait marchander ».
L’archange Gabriel est plutôt amer lorsqu’il comprend le
stratagème employé par la vieille femme. « Il aurait voulu éteindre le feu
à l’aide d’une pluie qui eût noyé les hommes, comme au temps de Noé. Mais le
Seigneur, dans sa bonté infinie, se mit à rire du bon tour que la vieille avait
joué à son envoyé. Il pardonna aux hommes [27] . » Et c’est
pourquoi ceux-ci n’ont plus jamais manqué de feu.
Dans ce conte populaire, très christianisé mais dont la structure
mythologique est intégralement respectée, le rire et le pardon de Dieu, qui
sont l’équivalent de la délivrance de Prométhée par Hêraklès, constituent une
acceptation sans réserve de l’acte délictueux commis ici par une femme. En
définitive, c’est la reconnaissance du rôle qu’est amenée à jouer l’humanité, même
à travers des transgressions, dans l’accomplissement du mystérieux plan divin
qui préside à l’évolution permanente d’un univers en apparence incompréhensible.
3
-
Lilith
Lilith est un personnage fantôme, d’abord parce qu’elle nous
est présentée comme un oiseau nocturne rôdant à travers des ruines ou des
terres désolées, ensuite parce qu’on la rechercherait en vain dans les textes
canoniques de l’Ancien ou du Nouveau Testament. La seule allusion qui en est
faite se trouve dans le Livre d’Isaïe ( XXXIV, 13-14 )
à propos de l’Idumée, contrée d’Édôm, au sud de la Palestine, peuplée par les
descendants d’Ésaü, plus ou moins maudite et réduite à l’état désertique :
« Et c’est l’oasis des chacals, un courtil à hiboux. Les lynx y rencontrent
les chacals, le satyre y crie contre son compagnon. Là se délasse Lilith ;
elle s’est trouvé un reposoir » ( trad. Chouraqui ).
C’est tout. Aucune sorte d’explication n’est donnée quant à cette Lilith dont
le nom est assurément d’origine sémitique.
Ce nom de Lilith, transcription française de Lîlît en
araméen, est en effet à rapprocher de l’assyrien lîlîtu ,
dérivé de lîtaatuv , « soir », adjectif
qui signifie proprement « nocturne », ainsi que du terme pluriel lîlu qui, dans la mythologie assyrienne, désigne des
mauvais esprits rôdant dans l’obscurité et prêts à surgir pour tourmenter les
humains. Or, la Lilith du texte hébreu est traduite par ônokentauros dans la version grecque dite des Septante,
et par Lamia dans la Vulgate latine de saint
Jérôme. On sait que l’ ônocentaure est un
animal fabuleux de la mythologie grecque, à moitié homme et à moitié cheval ou
âne : cette traduction, qui semble sans rapport avec la Lilith primitive, se
justifie cependant par l’insistance à vouloir présenter le personnage sous un
aspect anormal ou franchement monstrueux. Mais le rapport entre Lilith et les lamiae est beaucoup plus intéressant.
Ces lamiae appartiennent à
une tradition populaire commune aux Grecs et aux Latins, maintes fois répercutée
dans les œuvres littéraires [28] . On les
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