Les révoltés de Dieu
qu’on puisse
donner à celle-ci, et quelles que soient les représentations qui en sont
fournies dans les innombrables théogonies, cosmogonies, épopées mythologiques, textes
sacrés ou liturgiques de toutes les religions, récits répandus à travers le
monde depuis l’aube des temps, tout au moins depuis que l’être humain, débarrassé
des trois obligations fondamentales (« se nourrir, se protéger et procréer »),
a pris le temps de se poser des questions sur sa présence dans l’univers.
Le pivot autour duquel se sont développées ces spéculations,
autant métaphysiques que mythologiques, est incontestablement la notion de chute : la condition de l’ existant humain, bien que privilégiée, est entachée
d’imperfections. C’est d’une logique implacable, puisque l’ensemble de l’univers
est imparfait, c’est-à-dire, étymologiquement, « non achevé ». Mais
cette notion de chute ne se justifie aucunement si l’on n’a pas recours à une
cause. D’où la question : qu’est-ce qui a provoqué la chute ? Et dans
la presque totalité des traditions, la réponse est : une révolte, ou
plutôt la transgression d’un interdit. Tout se passe comme si l’ existant , quel que soit son degré hiérarchique dans
l’ordre de la création, avait dépassé certaines limites imposées par plus
puissant que lui. La chute doit être alors
considérée comme un châtiment . C’est ce qui
ressort de tous les récits mythologiques.
Mais ce concept appartient également au domaine de la philosophie,
dont les spéculations les plus hardies font état d’un « enfermement »
de l’être primitif à l’intérieur d’une matière qui l’aveugle, l’empêche d’accéder
à la réalité pure et le contraint à errer parmi les méandres d’une relativité
qui n’est autre que la vision fragmentaire – et inversée – de ce qui est dans le monde supérieur, là où, selon Platon, règnent
les Idées pures dont les « existants » sont les reflets passifs. La
célèbre « allégorie de la Caverne » de Platon, contenue dans son
dialogue sur la République , témoigne de cette
malédiction qui a frappé les humains. C’est également ce qu’avaient enseigné
les pythagoriciens, sinon Pythagore lui-même, personnage plus mythique que réel,
et dont les néoplatoniciens comme Plotin ou Jamblique ont exploité les données
les plus extrêmes. Cet « enfermement », que ces philosophes se
gardent bien de justifier par une cause précise, est le strict équivalent des
malédictions prononcées contre les humains par une ou plusieurs divinités, comme
cela apparaît dans tous les textes mythologiques qui ont servi de base aux
religions passées ou présentes. Et si l’on considère une divinité, quelle qu’elle
soit, comme « parfaite » les malédictions diverses prononcées par
elle ne peuvent être que la conséquence d’une transgression. À ce compte, tous
les existants sont des « révoltés de Dieu »,
soit parce qu’ils ont eux-mêmes commis la transgression, soit parce qu’ils en
partagent, par nature et par hérédité, la responsabilité. Tel est le cas du
judéo-christianisme, surtout à travers saint Augustin, qui affirme que tout existant humain est sous le coup d’une malédiction
originelle dont il ne peut être délivré que par la « rédemption », celle-ci
étant l’œuvre même du dieu créateur.
Le tout est de savoir quelle a été réellement cette transgression
et dans quelle mesure elle n’était pas nécessaire pour l’évolution de l’univers
et de tous ceux qui le composent. Les religions se bornent à définir, parfois
très différemment, une « salvation » individuelle ou collective. Les
philosophies tentent de justifier par le raisonnement logique l’imperfection de
cet univers en perpétuel devenir. Mais il semble que la réponse se trouve dans
les grands mythes de l’humanité, mythes transcrits de façon spécifique selon
les époques dans des récits décrivant des événements incontrôlables, toujours
situés aux origines, dans un illo tempore qui
se perd dans le brouillard et dont nous ne possédons plus le code qui
permettait de les comprendre. Mais comment se fait-il que l’humanité ait perdu
ce code d’accès ?
Platon, dans le Timée , ou
du moins dans les fragments qui nous restent de ce dialogue d’une importance
considérable, donne une réponse qui vaut ce qu’elle vaut mais qui paraît évidente
à l’analyse.
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