Les révoltés de Dieu
compte de l’importance exceptionnelle de l’événement.
D’abord, cet événement n’a pas pu se produire en un seul instant,
ni même en un seul jour. S’il ne fait aucun doute qu’un langage évolue
constamment, on sait très bien que cette évolution s’étale dans un temps plus
ou moins long. Il n’y a pas, en ce domaine, de règle absolue. Donc la « confusion
des langues » a dû coïncider avec une évolution, ou un éclatement, de la
civilisation urbaine dont la tour de Babel est le symbole phare. Ensuite, il
faut tenir compte de la sémiologie du langage,
c’est-à-dire la compréhension de ce langage selon le contexte dans lequel il
est exprimé et selon la capacité de chaque individu à l’interpréter. Un mot n’a
de signification que dans un contexte grammatical déterminé et par ailleurs, deux
locuteurs ne mettent peut-être pas un même sens sur un mot ou une phrase. Cela
débouche évidemment sur ce qu’on appelle l’incommunicabilité.
Enfin, le langage n’est rien en lui-même : il exprime
des sentiments, des idées, des concepts. Et c’est peut-être sur cette constatation
qu’il faut examiner la volonté de Yahvé de « mêler leur lèvre ». Le
texte biblique joue sur les mots, car s’il est certain que le nom de
Babel-Babylone a une origine akkadienne (« porte des dieux »), les
rédacteurs de la Genèse le font dériver de la racine hébraïque bâlal signifiant « confondre, brouiller, troubler [95] ».
On en vient alors à cette conclusion : il y avait autrefois une tradition
unique, ce qu’on appelle la révélation , qui
était transmise de génération en génération, et qui était la base d’une
civilisation universelle. Mais, à partir de la tour de Babel, cette tradition a
éclaté en de multiples fragments à travers le monde, à la faveur de la
dispersion des peuples.
Cet éclatement de la tradition primordiale est beaucoup plus
grave que la confusion des langues, car il touche de façon irrémédiable à une
parcellisation de la connaissance. Chaque individu, dépositaire d’une de ces
parcelles, et se trouvant en autarcie, finit par croire qu’il détient une
totalité et ne veut pas admettre ce qu’un autre, vivant la même expérience, considère
lui aussi comme une totalité. Et ce qui est vrai chez les individus l’est
également chez les clans, les tribus, les peuples et, bien entendu, les États
nations. On en est venu, au cours des siècles, à voir se développer la
méconnaissance, voire le mépris de l’autre, puis l’intolérance, le sectarisme
et le fanatisme. L’histoire est remplie d’événements tragiques qui ont la tour
de Babel pour origine : guerres de clans, guerres d’idées, guerres de
religions, et bien d’autres aberrations en tout genre, crimes raciaux, attentats
suicides, génocides, persécutions et « épurations ethniques ».
Le mythe de la tour de Babel démontre la fragilité de l’ existant humain, toujours prêt à escalader le ciel
pour y découvrir Dieu mais qui se retrouve, à cause de son orgueil ou de sa maladresse,
cloué au sol sans parvenir à retrouver la révélation perdue qui, à n’en pas
douter, constituait autrefois le bien commun de tous.
8
-
Sodome et Gomorrhe
La destruction des villes de Sodome et de Gomorrhe est assurément,
au sens propre comme au figuré, l’épisode le plus sulfureux de toute la Genèse.
On peut la considérer comme une légende traditionnelle recueillie par les
rédacteurs de la Bible hébraïque, mais il semble bien que cette catastrophe
appartienne à l’histoire. Il n’est pas douteux en effet qu’à une époque relativement
récente (au cours du deuxième millénaire avant notre ère), le territoire situé
au sud de la mer Morte, comprenant, outre Sodome et Gomorrhe, les villes d’Adma
et de Séboyîm, a subi une catastrophe naturelle dont on ne connaît pas exactement
la nature mais qui n’est guère étonnante dans une région dont le sol est très
instable. Il s’agissait probablement d’une secousse sismique accompagnée d’émission
de gaz sulfureux. Il y a eu de multiples cas de ce genre, mais le récit
biblique indique nettement que cette destruction s’est produite par la volonté
de Yahvé pour châtier les habitants de cette vallée coupables d’avoir enfreint
les lois de la nature, et donc de s’être révoltés contre lui.
Pour tenter de comprendre cet épisode, quelque peu ambigu et
imprécis dans le texte même, il est
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