Les révoltés de Dieu
lorsque tout est prêt, elle ordonne à son fils
d’aller vers Isaac et de jouer cette comédie quelque peu abjecte, puisque
destinée à tromper un vieillard aveugle.
Jacob obéit. Son père a quelques doutes sur son identité. Mais,
après l’avoir palpé et respiré son odeur, il mange le repas préparé et fait
avancer celui de ses fils qu’il prend pour Ésaü. La scène est assez cruelle :
« Il le bénit et dit : Vois, l’odeur de mon fils est comme l’odeur d’un
champ que Iahvé-Adonaï a béni. Que l’Élohîm te donne la rosée des ciels, les
huiles de la terre, une multitude de céréales et de moût. Des peuples te
serviront, des patries se prosterneront devant toi. Sois le patron de tes
frères, les fils de ta mère se prosterneront devant toi : qui te honnit
sera honni et béni qui te bénit. » ( XVII, 27-29 .)
Paroles redoutables dont la nation d’Israël fera profit tout au long de l’histoire
jusqu’au moment où, par un retour des choses inéluctable et un renversement
complet de polarité, on aboutira à un antisémitisme forcené et, pour comble de
l’horreur, à l’abominable Shoah qui marquera sinistrement et durablement l’humanité
du XX e siècle.
Car tout résulte d’une usurpation, d’une révolte contre l’harmonie
universelle planifiée par le créateur. Or, c’est le
créateur lui-même qui cautionne la supercherie. On comprend pourquoi, jusqu’à
la Seconde Guerre mondiale, la lecture de la Bible en français (et en langues
dites vulgaires) était interdite, sous peine de péché mortel, aux fidèles de l’Église
catholique romaine. Il y a en effet, dans ces récits surgis de la nuit des
temps, de quoi faire réfléchir si l’on n’est pas disposé à accepter l’inacceptable.
De toute façon, l’irréparable est accompli : Isaac a
béni Jacob et, par cette bénédiction, lui a transmis le message . Il ne pourra jamais revenir en arrière. Lorsque
Ésaü revient, il est trop tard. Isaac ne peut que confirmer la bénédiction qu’il
a donnée à Jacob. Mais Ésaü, oubliant qu’il a vendu son droit d’aînesse à Jacob
et qu’il l’a juré solennellement, se montre fort dépité de cet état de fait. Dans
son cœur, il rumine sa vengeance et la laisse éclater en plein jour :
« Les jours du deuil de mon père approchent : je tuerai Jacob, mon
frère. » ( XXVII, 41 .) Ses paroles sont
rapportées à Rébecca qui craint ainsi de perdre ses deux fils, l’un par la mort,
l’autre par le bannissement. Aussi prend-elle Jacob à part et lui
ordonne-t-elle de s’éloigner et d’aller se réfugier chez son frère Labân :
« Habite avec lui quelques jours, jusqu’à ce que se retourne la fièvre de
ton frère, jusqu’à ce que la narine de ton frère se détourne de toi et qu’il
ait oublié ce que tu lui as fait. » ( XXVII, 44-45 .)
Jacob obéit à sa mère et part avec le consentement d’Isaac. Mais
celui-ci, après l’avoir béni une fois de plus, lui fait ses dernières
recommandations : « Tu ne prendras pas femme parmi les filles de
Canaan. Lève-toi ! Va à Padâm Arâm, à la maison de Bétuel, le père de ta
mère. Prends pour toi, de là, une femme parmi les filles de Labân, le frère de
ta mère. » ( XXVIII, 1-2 .) C’est ce que
fera Jacob, mais pour l’instant, il est en route, seul dans le désert. Au cours
de sa fuite, car c’en est une, « il atteint le lieu et nuite là : oui,
le soleil avait décliné. Il prend l’une des pierres du lieu, la met à son
chevet et couche en ce lieu-là. Il rêve. Et voici un escalier posé sur la terre :
sa tête touche aux ciels. Et voici : les messagers d’Élohîm y montent et y
descendent. Et voici, Iahvé-Adonaï est posté sur lui. Il dit : Moi, Iahvé-Adonaï,
l’Élohîm d’Abraham, ton père, l’Élohîm d’Isaac : la terre où tu es couché,
je la donnerai à toi et à ta semence. Ta semence est comme la poussière de la
terre : tu fais brèche vers la mer et vers le levant, vers le septentrion
et vers le Negueb. Tous les clans de la glèbe sont bénis en toi et en ta
semence. Voici, moi-même avec toi, je te garderai partout où tu iras. Je te
ferai retourner vers cette glèbe, car je ne t’abandonnerai pas sans avoir fait
ce dont je t’ai parlé. » ( XXVIII, 11-15, trad. Chouraqui .)
Le récit est parfaitement clair : la révolte de Jacob – admirablement mise
en scène par sa mère Rébecca – est non seulement admise mais voulue par Dieu
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