Les révoltés de Dieu
crie-t-il
à son oncle. N’est-ce pas pour Rachel que j’ai servi avec toi ? Pourquoi m’as-tu
dupé ? Labân dit : Il ne se fait pas ainsi en notre lieu, donner la
puînée avant l’aînée. Remplis ce septennat : celle-là aussi t’est donnée
contre le service où tu me serviras encore sept autres années. » ( XXIX, 25-27 .)
Ce genre de fraude – substitution d’une femme à une autre
pendant la nuit de noces – n’est pas un exemple unique dans les récits d’origine
mythologique. Dans le Roman de Tristan de Béroul,
au XII e siècle, c’est la suivante d’Yseult,
Brangwain, qui prend la place de la reine auprès du roi Mark. La motivation est
cependant différente : Yseult n’est plus vierge depuis l’explosion de sa
passion pour Tristan et il ne faut pas que le roi s’en aperçoive… Dans le Cycle du Graal , c’est Lancelot du Lac qu’on dupe de
la même façon, par magie, en le faisant coucher avec la fille du Roi Pêcheur à
laquelle on a donné l’aspect de la reine Guenièvre : Lancelot n’aurait
jamais accepté d’avoir un rapport sexuel avec une autre que Guenièvre, son
unique amour, et d’ailleurs, il aurait été frappé d’impuissance, même s’il l’avait
voulu. Mais, comme les voies du Seigneur sont
impénétrables , il fallait que Lancelot eût un fils de la fille du Roi
Pêcheur pour qu’un jeune héros, Galaad, mît un terme à la quête du Graal.
On peut aussi faire bien des remarques à propos du double
mariage de Jacob avec les filles de Labân. Celles-ci, Léa et Rachel, sont ses
cousines germaines, et l’on sait que, dans l’optique chrétienne, une telle
union, considérée comme consanguine, n’est tolérée qu’après une dispense
officielle de l’Église catholique romaine. Les chrétiens sont avant tout de
tradition indo-européenne, excluant, comme le faisaient les Grecs de l’Antiquité,
toute union consanguine assimilée à un inceste. Les Indo-Européens ont toujours
été exogames , c’est-à-dire qu’ils prenaient
leurs femmes dans des familles ou des tribus étrangères. Tel n’était pas le cas
chez les Sémites, en particulier chez les Hébreux, fondamentalement endogames. À
y réfléchir, ce n’est pas tellement pour éviter à Jacob d’être tué par son
frère qu’Isaac et Rébecca l’ont envoyé chez Labân, c’est plutôt pour lui éviter
d’imiter Ésaü qui a pris deux femmes hittites, donc étrangères. C’est d’ailleurs
grâce à cette endogamie issue du fond des âges que le peuple juif, encore à l’heure
actuelle, et cela malgré une invraisemblable diaspora, constitue une entité parfaitement
cohérente, une communauté qui a pu résister à toutes les oppressions et à
toutes les vicissitudes de l’histoire.
Voici donc Jacob « marié » à deux sœurs, ses
cousines germaines. Mais Rachel demeure stérile pendant de longues années, et c’est
pourquoi, selon la coutume déjà observée par Sarah vis-à-vis d’Abraham, elle
fait coucher Jacob avec sa servante Bilha. Plus tard, c’est au tour de Léa de
devenir stérile : elle suit la même coutume et donne sa servante Zilpa
comme concubine à Jacob. Ainsi naîtront une fille, Dina, et douze fils à Jacob,
qui porteront des noms symboliques, du moins si l’on en croit l’étymologie
populaire : Ruben (« [Yahvé] a vu ma détresse »), Siméon
(« [Yahvé] a entendu »), Lévi (« il s’attachera »), Juda
(« je rendrai gloire »), Dân (« [Yahvé] m’a rendu justice »),
Nephtali (« j’ai lutté »), Gad (« bonne fortune »), Asher
(« ma félicité »), Issakar (« salaire »), Zabulon (« il
m’honorera »), Joseph (« enlevé » ou « ajouté »), enfin
Benjamin, le dernier-né de Rachel, dont le nom primitif était Ben-Oni , « fils de ma douleur ». Ces douze
fils de Jacob, parmi lesquels Juda et Joseph joueront un rôle primordial, constitueront
par la suite les célèbres « douze tribus d’Israël » parallèlement aux
douze tribus arabes constituées par les descendants d’Ismaël, le fils rejeté d’Abraham.
Mais l’harmonie ne règne pas forcément entre les filles de
Labân. Leur rivalité, parallèle en un certain sens à celle qui a toujours
opposé Jacob et Ésaü, est pratiquement quotidienne. Jacob préfère Rachel, mais
Léa ne veut pas être écartée. On s’en aperçoit par leur acharnement réciproque
à donner des fils à Jacob. Et puis, un épisode, bien étrange et qui prête
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