Les Roses De La Vie
prie d’attendre un moment avant que je tranche.
Et faisant signe à Berlinghen d’approcher, il lui murmura
quelques mots à l’oreille. Après quoi Berlinghen, toujours en possession de la
serviette royale, sortit des appartements du roi quasiment au galop.
Cinq bonnes minutes s’écoulèrent alors pendant lesquelles
tout dans la chambre du roi se figea dans le silence et l’immobilité, Monsieur
le Prince et Monsieur le Comte se regardant en chiens de faïence et
le roi envisageant son assiette sans laisser paraître le déplaisir qu’il
éprouvait sans aucun doute à voir sa repue retardée et son rôt refroidir. Je me
dis à ce moment-là en jetant un œil qui-cy au prince, qui-là au comte, que s’il
se fût seulement agi de savoir lequel des deux avait le plus à se paonner de
son apparence, le comte l’eût, à coup sûr, emporté sur le prince, étant grand,
bien fait, avec une tête charmante, des joues rondes encore enfantines et de
beaux cheveux blonds bouclés qui retombaient en moutonnant sur son encolure. De
reste, la comtesse douairière elle-même était fort belle, ayant jusque-là
victorieusement résisté aux atteintes de l’âge, mais à la Cour toutefois
davantage crainte qu’aimée pour les raisons que j’ai dites.
À la parfin, revint Berlinghen portant la serviette comme un
saint sacrement et précédant le second personnage du royaume : Monsieur, frère du roi. D’un commun accord, le prince et le comte saluèrent jusqu’à la
génuflexion celui qui, tant qu’Anne d’Autriche ne donnerait pas de dauphin à la
France, serait l’héritier présomptif du trône.
— Eh bien, Berlinghen, dit le roi à son valet de
chambre, lequel demeurait figé et tournait ses regards de tous côtés, la serviette,
je te prie !
Berlinghen se dirigea comme un automate vers Monsieur et lui remit la serviette, laquelle Monsieur tendit aussitôt au roi en se
génuflexant. Et le roi, sans tant languir, la prit, se la passa autour du col
et se mit à manger avec allégresse, n’ayant plus d’yeux que pour le rôt sur son
assiette, tout refroidi qu’il fût.
Monsieur le Prince se permit un léger sourire. Monsieur le
Comte se mordit la lèvre. Le premier, parce qu’il n’avait pas perdu, le second
parce que sa demande avait été implicitement rebuffée. J’admirai, en ce
jugement de Salomon, la subtilité et le tact de Louis.
Pourtant, force m’est de dire qu’en l’occurrence, ils ne lui
servirent de rien. Car le comte et sa mère se sentirent tout aussi offensés que
si Louis n’avait pas pris autant de gants avec eux. Quand le comte revint dire
à sa mère en leur hôtel parisien ce qu’il en était advenu de cette guerre de la
serviette engagée contre Condé, ce ne furent que cris de douleur, de rage et
projets d’âpre vengeance.
Or, c’était précisément le temps où la reine-mère publiait
partout ses aigres plaintes contre son fils : à peine l’encre du traité
d’Angoulême avait eu le temps de sécher que Louis, disait-elle, le violait
déjà : il ne lui avait pas versé un traître sol des six cent mille livres
qu’il lui avait promis pour compenser les débours de sa rébellion. Il avait
cessé de payer à ses officiers leurs pensions et l’armée royale, pour diminuer
d’Épernon, tâchait traîtreusement de s’emparer de Metz. Et enfin, comme si ces
écornes n’eussent pas suffi, Louis avait infligé à sa régence un désaveu
déshonorant en libérant le prince de Condé.
Bien que les griefs de la comtesse de Soissons envers le roi
eussent assurément moins de poids politique, ils lui dévoraient le cœur tout
autant. Remontant le temps, ils commençaient avec le père de Louis. Quelle
noire ingratitude le Vert Galant avait montrée à l’égard de sa famille !
Lui que le défunt comte avait soutenu sans défaillance dans sa longue lutte
contre la Ligue ! Il avait osé refuser, et refuser qui pis est en riant,
cette rangée supplémentaire de fleurs de lys qui, sur son vertugadin, aurait
témoigné à la face du royaume qu’il y avait tout de même une différence entre
une princesse du sang légitime et la femme d’un bâtard légitimé… D’évidence, le
fils avait hérité de la grossière discourtoisie paternelle et, ce qui ajoutait
à sa noirceur, il avait ajouté la chattemite adresse de ne pas paraître refuser
la préséance de la serviette au comte, tout en la lui refusant.
La comtesse de Soissons qui était habitée par une
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