Les Roses De La Vie
degrés du château et les descendit à mon encontre, dès qu’il me vit
démonter mon Allegra, tant est que m’avançant vers lui, je lui donnai devant
tous pour la première fois une forte brassée pour lui témoigner ma satisfaction
de la bonne ouvrage qu’il avait faite avec mes voies. Sa juvénile face rougit
de plaisir et il m’embrassa aussi avec élan. Je le pris alors par le coude et,
franchissant vivement le seuil, je l’entraînai vers la petite salle où la
table, d’ordinaire, se trouvait dressée, et Dieu merci, elle l’était, car
j’étais pressé par une faim canine et la pus incontinent satisfaire.
Monsieur de Saint-Clair avait eu de moi un blanc-seing pour
faire choix du domestique d’Orbieu et je ne doutais pas qu’il ait eu la main
heureuse, son cuisinier, à mon sentiment, valant sinon le Caboche de mon père,
à tout le moins mon Robin. Quant à l’accorte drolette qui servait à table, même
si Monsieur de Saint-Clair ne lui avait pas dit « Jeannette, remplis donc
le verre de Monsieur le Comte », j’eusse deviné, à la voir, que c’était
elle dont les ambitions, réelles ou supposées, avaient donné à ma soubrette des
soupçons et des ombrages.
Jeannette avait dix-sept ou dix-huit ans, pas davantage, le
cheveu aile-de-corbeau, le teint bruni par le soleil, le corps tirant sur le
maigrelet, l’œil noir, aigu, parlant, aussi vif et mobile que celui d’un
écureuil et des mouvements d’une prestesse agréable. Il ne lui faillait que les
rondeurs. Mais elles pouvaient encore éclore de par l’aisance et l’abondance de
sa nouvelle vie.
J’attendis qu’elle fût hors la salle pour dire à Saint-Clair
d’un air innocent :
— Êtes-vous content des services de Jeannette ?
C’était là une de ces touches de légère escrime comme les
aiment les maîtres ès armes avec leurs élèves : elles piquent la peau,
mais sans entamer la chair. Cette légèreté toutefois n’empêcha point Monsieur
de Saint-Clair de rougir.
— Oui-da, dit-il, après avoir avalé sa salive,
Jeannette est extrêmement bonne : vive, propre, docile et très laborieuse.
Quand je ne lui donne pas de travail, elle en trouve toujours, ne souffrant pas
de demeurer bras croisés. En outre, elle ne faille pas en cervelle et apprend
le français avec une émerveillable rapidité. En fait, elle l’apprend plus vite
que je n’apprends la parladure du plat pays. Là aussi, elle m’est très utile.
Ce « là aussi » était plaisant, et après coup,
derechef il en rougit, rougeur que je feignis de ne pas voir, baissant l’œil
sur les viandes que sans perdre une bouchée je gloutissais.
— Qui est son père ? demandai-je au bout d’un
moment. Un riche laboureur ou un manant à petit lopin ?
— Ni l’un ni l’autre. Le père n’est pas riche, mais le
lopin n’est pas petit.
— Est-il dans nos dettes ?
— Quelque peu, si l’on en croit les livres de Rapinaud.
— Combien ?
— Cinquante livres.
— Lui avez-vous fait remise de cette dette ?
— Monsieur le Comte, dit Saint-Clair d’un air quelque
peu piqué, je ne me serais jamais permis de prendre une telle mesure sans y
être par vous autorisé.
— Voilà qui est bien. Toutefois, accordez au bonhomme
de larges délais pour le paiement, sa fille servant si bien ma maison d’Orbieu.
— Il vous en sera très obligé, Monsieur le Comte, et
Jeannette aussi.
Je vis bien qu’à ladite Jeannette, Saint-Clair, qui me parut
être dans le premier feu de son attachement, se faisait d’avance une joie
d’annoncer la bonne nouvelle et je résolus, dans le même trot, de régler une
fois pour toutes les rapports entre nos chambrières.
— Mon ami, j’ai pensé à Louison, pour assurer
l’intendance de cette maison. Mais comme dans un premier temps, elle ne pourra
vivre à Orbieu continûment, ne croyez-vous pas que Jeannette la pourrait, en
son absence, suppléer et, Louison présente, la seconder dans sa tâche ?
Jeannette a-t-elle, à votre sentiment, les capacités qu’il y faut et le désir
de remplir cet emploi ?
Un petit silence suivit cette décision que j’avais pris soin
de déguiser en question courtoise, à laquelle Saint-Clair, sans y voir malice,
répondit tout uniment :
— Je pense que Jeannette aura les capacités voulues, si
Louison consentait à l’instruire. Je ne sais pas si elle en a le désir, mais de
toutes manières, elle est si active qu’elle accueillera toujours
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