Les Seigneurs du Nord
seigneur, dit Beocca, manifestement
perplexe.
Alfred parlait de paix, mais il envoyait des
guerriers, car il savait qu’il n’y aurait nulle paix tant que Kjartan et Ivarr
vivraient. Il n’osait se prononcer ainsi publiquement, sans quoi les Danes du
Nord accuseraient le Wessex de s’ingérer dans les affaires de Northumbrie. Ils
lui en voudraient, et cela renforcerait la cause d’Ivarr. Or, Alfred voulait
Guthred sur le trône de Northumbrie, car il était chrétien et qu’une
Northumbrie chrétienne avait plus de chances de bien accueillir une armée
saxonne – si elle venait. Beocca devait donc prêcher la paix et la conciliation,
tandis que Steapa, Ragnar et moi porterions des épées. Nous étions ses chiens
de guerre, et Alfred savait fort bien que Beocca n’aurait aucun pouvoir sur nous.
Alfred rêvait, en vérité, et ses rêves
embrassaient toute l’île de Bretagne.
Et j’étais de nouveau son homme lige. Cela ne
me convenait guère, mais il m’envoyait dans le Nord, vers Gisela. Comme cela m’agréait,
je m’agenouillai devant lui, plaçai mes mains sur les siennes, lui donnai ma
parole et perdis ma liberté. Ragnar fut mandé à son tour et, une fois
agenouillé, reçut sa liberté.
Le lendemain, nous partîmes tous pour le Nord.
Gisela était déjà
mariée.
Je l’appris de Wulfhere, l’archevêque d’Eoferwic,
bien placé pour le savoir car il avait présidé à la cérémonie dans sa grande
église. J’étais arrivé cinq jours trop tard. Quand j’appris la nouvelle, j’éprouvai
le même désespoir qu’à Haithabu.
Gisela était mariée.
C’était l’automne quand nous parvînmes en
Northumbrie. Des faucons pèlerins sillonnaient les airs, fondant sur les coqs
de bruyère ou les mouettes réfugiées dans les sillons détrempés. L’automne
avait été agréable, mais la pluie était arrivée alors que nous traversions la
Mercie. Nous étions dix. Ragnar et Brida, Steapa et moi, et le père Beocca
accompagné de trois serviteurs tirant les chevaux de faix chargés de nos
armures, vêtements et présents. Ragnar menait deux hommes qui avaient partagé
son exil. Nous montions tous de bons chevaux donnés par Alfred ; nous
aurions dû mener bon train, mais Beocca nous ralentissait. Il détestait monter
à cheval et souffrait malgré sa selle rembourrée. Il avait passé le voyage à
répéter le discours qu’il prononcerait devant Guthred, à tel point que nous n’en
pouvions plus de l’entendre. Nous n’avions rencontré nul trouble en Mercie, car
la présence de Ragnar nous assurait bon accueil dans les châteaux des Danes. Il
y avait encore en Mercie un roi saxon, nommé Ceolwulf, mais nous n’allâmes
point le voir : il était clair que le véritable pouvoir était aux mains
des grands seigneurs danes. Nous passâmes en Northumbrie sous une pluie
battante qui nous suivit jusqu’à Eoferwic.
C’est là que j’appris que Gisela était mariée.
Non seulement mariée, mais partie d’Eoferwic avec son frère.
— J’ai consacré cette union, nous dit
Wulfhere tout en enfournant de grandes cuillerées de soupe d’orge. La pauvre
sotte a pleuré toute la cérémonie et n’a point voulu communier, mais cela ne
change rien. Elle est mariée.
J’étais horrifié. Cinq jours. Le destin est
inexorable.
— Je la croyais partie au couvent, dis-je,
comme si cela changeait quelque chose.
— Elle y vécut, mais mettre un chat à l’écurie
n’en fait point un cheval, comme on dit. Elle se terrait ! C’était gâcher
un ventre fait pour enfanter ! Elle a été gâtée, voilà tout. Autorisée à
vivre dans un couvent où elle n’a jamais dit une prière. Elle avait bien besoin
de tâter du fouet, celle-là. Une bonne correction, voilà ce que je lui aurais
donné. Mais Guthred l’a sortie du couvent et l’a mariée.
— À qui ? demanda Beocca.
— Au seigneur. Ælfric, bien sûr.
— Ælfric est venu à Eoferwic ? m’étonnai-je,
sachant que mon oncle répugnait autant à quitter Bebbanburg que Kjartan, Dunholm.
— Il n’est point venu. Il a dépêché vingt
hommes pour le représenter. C’était un mariage par procuration, tout à fait
légal.
— En vérité, opina Beocca.
— Où est-elle ? demandai-je.
— Partie au Nord, comme tous les autres. Son
frère l’a emmenée à Bebbanburg. L’abbé Eadred les accompagne, et il a emporté
le cadavre de saint Cuthbert, bien sûr. Et cet affreux Hrothweard est parti
aussi. Je ne le
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