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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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avec… le… le comte de Saint-Germain ?
    — L’homme était arrivé à Paris en avril 1758. Il venait d’Allemagne. Quelques mois plus tard il s’installait au château de Chambord. Il fréquentait Mme de Genlis, Casanova…
    — Casanova de Seingalt, le fameux bourreau des cœurs ? C’est renversant !
    — Très vite, Saint-Germain devint un familier de la cour et obtint les faveurs de l’arrière-petit-fils du Roi-Soleil. On dit que Louis XV s’ennuyait et que l’étiquette héritée de son aïeul lui pesait. C’est dans le salon de Mme de Pompadour que le roi se lia avec Saint-Germain. Il goûtait la compagnie de cet homme qui maîtrisait la poésie, la musique, la littérature, la médecine, la physique, la chimie, la mécanique et la peinture. La réputation d’éternité du comte vint d’une conversation qu’il eut avec la vieille Mme de Gergy qui avait été ambassadrice à Vienne cinquante années auparavant. Elle propageait à tout venant que, bien qu’ayant l’apparence d’un homme mûr, il était en réalité âgé de plusieurs siècles. Mme de Pompadour lui posa la question, il lui rétorqua :
    « — Il est vrai que j’ai connu autrefois Mme de Gergy.
    « — Mais selon ce qu’elle dit, vous auriez plus de cent ans, à présent, riposta-t-elle.
    « — Ce n’est pas impossible, se contenta-t-il de répondre en riant.
    — Je rêve ! Ce type est mûr pour la Salpêtrière, maugréa Joseph.
    — Je ne tente pas de vous duper, je vous narre des faits avérés.
    — Poursuivez, dit Victor. Vous avez battu le comte aux échecs et ensuite ?
    — Lorsque je lui eus murmuré la combinaison qui m’avait permis de déclarer : échec et mat , il me gratifia d’un flacon de cristal et m’enjoignit d’en boire le contenu. Je me méfiais, et si c’était un poison ? Afin de me mettre en confiance, il en absorba une gorgée, m’affirmant que cela n’aurait sur lui aucun effet puisqu’il avait déjà tâté de cet élixir et qu’une fois suffisait.
    Victor se leva.
    — Je regrette, je ne marche pas.
    — Avez-vous jeté un coup d’œil sur le contenu du recueil ?
    — Un ramassis d’inepties.
    — Donc vous l’avez parcouru.
    — Et comment ! intervint Joseph.
    Victor remarqua l’intérêt de son beau-frère et s’interposa rapidement.
    — Bon, assez ! Il est presque une heure du matin, nous devons rentrer.
    — Il faut me croire, insista Amadeus qui leur barra le passage. Je vous en conjure, quelques mots encore. J’étais fou de rage, je n’avais rien gagné au change. Le comte m’avait floué. Cette boisson insipide ne déclencha nulle ivresse. Les années s’écoulèrent, des années de vie dissolue et d’aventures galantes. Le roi Louis XV, atteint de la petite vérole, rendit l’âme le 10 mai 1774. Je n’oublierai jamais cette date, car ce même jour je rencontrai l’amour en la personne d’une séduisante petite Anglaise. Elle se nommait Mary. Je m’étonnai que ma verdeur égale celle d’un homme juvénile alors que je frisais la cinquantaine. Je le révélai à ma belle, elle se gaussa de moi.
    « — Tu te moques, dit-elle, regarde-toi, tu as trente-cinq ans à peine !
    « Ce fut alors que je dus affronter l’évidence : j’étais en réalité demeuré physiquement aussi fringant que lors de ma partie d’échecs au Biribi des vertus . À cet instant précis, je me souvins avec effroi des paroles du comte : « Une fois suffisait. »
    — Suffisait à quoi ?
    — À défier l’usure du temps. Avez-vous envie de traverser les siècles sans perdre votre vigueur ?
    — Qui repousserait une telle opportunité ? rétorqua Victor d’un ton railleur.
    — Réfléchissez. Vous verrez vieillir puis trépasser les êtres qui vous sont chers : votre épouse, vos enfants, les enfants de vos enfants, vos amis. Vous serez seul. Le monde autour de vous se transformera, vous n’aurez plus le désir de vous attacher à quiconque, vous serez un étranger parmi des étrangers, il vous faudra étouffer le moindre de vos sentiments. Jugez-vous cette perspective agréable ?
    — Non, mais puisque nous sommes dans le domaine de la fantaisie, pourquoi pas ? dit Joseph. J’ai lu quelque chose de ce genre, une nouvelle de Washington Irving, Rip Van Winkle , et…
    — Rip s’endort pour se réveiller vingt ans après. Comparé à l’éternité, c’est court.
    — Vous délirez, monsieur, nous en avons assez entendu.

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