Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
Vom Netzwerk:
lui qui m’a lancée dans le monde. Te souviens-tu du Moulin-Rouge ? J’étais la reine du port d’armes, de la guitare, du salut militaire, du croisement de jambe derrière la tête et du grand écart ! Tu lorgnais la ligne rose entre ma jarretière et les volants de mon pantalon ! Tu te régalais, hein ?
    — « Regretter le passé, c’est courir après le vent », proverbe russe.
    — Vous êtes impitoyable. Condamner une infortunée divorcée sans ressources, traînant sa beauté déclinante dans ce Paris privé de cœur et de soleil, c’est bien toi ! Tu n’étais pas si cruel, jadis.
    — Sans ressources ? Vous me la baillez belle ! Quant à votre beauté, elle est rayonnante.
    — Je vous retourne le compliment. En dépit de vos cheveux gris, vous arborez un charme fou. Viens donc me conter fleurette un de ces soirs à mon nouveau domicile, 27, rue de Vaugirard, ou, si tu appréhendes des retrouvailles embrasées, fais un saut à Montreuil-sous-Bois. M. Méliès a eu la gentillesse de m’engager au sein de sa troupe cinématographique. Il me réserve fréquemment des rôles phares. Les bandes qu’il filme constituent le nec plus ultra en matière d’avant-garde artistique !
    Elle baisa ses doigts gantés et les appliqua sur la joue de Kenji.
    — À te revoir, mon Mikado ! Je file, on m’attend.
     
    Tasha reposa le quotidien oublié sur la banquette. Le colonel Picquart avait porté plainte contre les auteurs d’un télégramme signé « Speranza » qui lui avait été envoyé à la fin de son séjour en Tunisie. Ce rebondissement de l’affaire Dreyfus, le courage de cet officier et celui d’Émile Zola atténuèrent son abattement. Elle allait changer son fusil d’épaule, laisser dormir la peinture, proposer ses talents de caricaturiste au Passe-partout dont le directeur, Antonin Clusel, lui conservait une amitié bienveillante. Elle n’était encore jamais sortie seule, le soir, depuis la naissance d’Alice. Elle sentit qu’elle avait recouvré sa sérénité. Attablée près de la vitrine du restaurant, au coin de la rue des Petits-Champs, elle observait les allées et venues sur les trottoirs, les lumières, le bouillon Duval situé de l’autre côté, puis son regard s’orienta vers la salle. Rien n’avait bougé, toujours la même clientèle de messieurs chics en mal d’aventures galantes, le même garçon, vieilli, les yeux cernés, l’air compassé. La porte s’ouvrit, les glaces étincelantes multiplièrent le reflet d’un homme élégant qui déposa pardessus et chapeau sur une patère. Elle lui fit signe, il prit place face à elle et lui étreignit les mains.
    — Vous êtes en avance, dit-il.
    — J’ai voulu faire un pèlerinage aux sources, retrouver le cadre et la légèreté des années quatre-vingt.
    — Vous êtes bien nostalgique, ma chère. Je suis enchanté de dîner avec vous, en tête à tête, cependant votre lettre m’a chiffonné, vous avez des ennuis ? Pourquoi solliciter mon appui ?
    — J’ai besoin de conseils et qui mieux que vous pourrait m’en prodiguer ? Vous êtes un homme alerte, enjoué, les ans semblent n’avoir aucune prise sur votre moral.
    — Vous me flattez. Je craignais d’entendre : « parce que vous avez l’âge d’être mon père ».
    — J’ai un père, il est loin. Vous, Kenji, vous êtes un ami.
    Il la dévisagea avec attention, toussota, gêné, parce qu’elle avait évité de souligner qu’il était l’amant de Djina. Il héla le garçon et lança à Tasha :
    — Je crois qu’un petit remontant ne serait pas superflu. Garçon, deux vodkas ! Et apportez-nous le menu. Je vous écoute, Tasha.
    Elle ne répondit pas et lui tendit le billet subtilisé à Victor. Il le lut, eut un sourire malicieux.
    — Vous êtes jalouse ? Vous pensez que votre époux… Non, vous vous méprenez. Cette « fleur de mai » est sa demi-sœur. Les iris sont les fleurs de mai. J’ai follement aimé Daphné, la mère de Victor. Lorsqu’elle est morte accidentellement, Iris, notre fille, était une très jeune enfant, c’est elle, ma fleur de mai, qui m’a donné une raison de vivre. Voyez-vous, Tasha, un nouvel amour ne chasse pas l’ancien, Daphné vit en moi et je suis profondément épris de votre mère. Bien sûr, j’ai connu d’autres femmes, et comme tous les hommes, plaire et séduire est un jeu auquel je résiste difficilement. Un jeu, vous comprenez ? Après tout, ainsi qu’on le dit en

Weitere Kostenlose Bücher