Les spectres de l'honneur
affleurait. Il pressentait que rien ne sauverait son roi ; cependant, quelque détestable qu’elle lui parût, il accomplissait sa tâche. Tristan le trouva grand dans son humilité, hardi dans son infortune. S’était-il bien battu ? En ce cas, il ne restait plus rien en lui des turbulences de la bataille. L’éclat de ses prunelles noires reflétait ses pensées : il se sentait victime d’une injustice à laquelle il n’était pour rien. Et Bertrand souriait plutôt que de tirer de son cœur sec une miette de commisération. L’affliction pourtant contenue de Senabria mettait à l’aise son audace et déchaînait son imagination. Assurément, en ce moment, il savait qu’il maîtriserait Pèdre (388) .
Senabria s’éloigna lentement, son cheval étant aussi las que ceux des trois premiers députés de Pèdre.
– On aurait pu lui offrir à boire, dit Paindorge. Et donner de l’eau à son coursier… qui est beau.
Il s’adressait à Tristan. Guesclin lui fournit la réponse :
– Et quoi encore, écuyer ? Il est l’ami des Juifs et des Mores et le truchement de Pèdre… Mais cette nuit, crois-moi, il mangera dans ma main.
La nuit vint, éclairée d’un seul croissant de lune. Senabria se présenta. Il était descendu à pied afin que sa venue fût des plus silencieuses. Tristan le conduisit devant le pavillon de Guesclin où seul veillait Olivier de Mauny. Tout proche, l’invisible village exhalait des cris, des rires et des chants.
– Tu peux rester, dit Mauny. Va bien falloir que tu le raccompagnes… Holà ! Pourquoi tu recules ? Est-ce que je pue ?
– Je ne veux pas savoir ce qui se dit là-dedans.
– Bah ! Bah !… Par saint Yves, tu as deviné.
Sous la toile dont l’entrée s’était occultée, brillait une seule lumière. C’était suffisant pour que Tristan devinât Senabria debout, immobile, et Guesclin, debout lui aussi, mais agité.
– Que voulez-vous, amigo ? Vous pouvez paroler sans crainte : nul ne peut ouïr vos propos.
Le messager n’hésita pas. Sa voix, toute feutrée qu’elle fût, restait audible.
– Refuser de se compromettre seul avec Senabria.
– Faire appeler Don Henri auprès de lui ou, sitôt après le départ de l’Espagnol, informer celui-ci de sa venue et de sa proposition de le rencontrer seul à seul – ce qui laissait supposer un marchandage évidemment lucratif pour la fuite de Pèdre.
Il n’en fit rien, ce qui prouve qu’il espéra, un temps, transiger à prix d’or avec Senabria pour accorder le passage au roi vaincu. Mais, on le verra, il allait transgresser ses promesses et se conduire ignoblement.
– C’est le roi Pèdre qui m’envoie… comme vous vous en doutez. Mais je vous supplie, en mon nom, de faire en sorte que notre mal heureux prince échappe à la vengeance de Don Henri.
– Je ne comprends pas, amigo, pourquoi vous tenez tant à sauver la vie de ce bâtard issu d’un Juif et d’une femme infidèle.
– C’est vous qui le dites.
La voix de Senabria avait pris de la fermeté. Celle de Guesclin se haussa d’un cran :
– Il a occis sa mère, Leonor de Guzman… ce qui me semble un nom juif. Il a occis ses frères. Il a occis épouvantablement la reine Blanche et des milliers d’hommes et de femmes. La soif du sang lui a fait sacrifier, par des supplices terribles, les plus grands seigneurs de son royaume et des femmes de première qualité…
« Il parle des femmes comme d’une marchandise », se dit Tristan, cependant que le Breton continuait :
– Il s’est converti à Mahomet…
– Non !
–… ce qui est abominable. Il aime les Juifs, ce qui l’est aussi. Et malgré tout cela, mon compère, vous venez ici-bas pour que j’aide cet homme !
Il y eut un silence. Mauny en profita pour commenter :
– Ça va mal !
Puis admiratif :
– Le cousin Bertrand a raison, pas vrai, Castelreng ?
Et Tristan opina favorablement. Il vit bouger l’ombre de Senabria et celle de Bertrand s’immobiliser, bras croisés, tête haute.
– La reconnaissance de mon roi sera, messire Bertrand, proportionnée à ce service. Certes, il est coupable de ce dont vous l’accusez en partie, cependant, je jure Dieu qu’il est demeuré chrétien. Certes, il s’est allié au roi Mohamed. Or, c’est une très vieille alliance et voilà des centaines d’années qu’en Espagne nous ne voyons pas les Sarrasins du même œil que vous. Certes, il s’est entouré de Juifs, mais n’en
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