Les valets du roi
jour, et Mary ne cessa de passer de l’un à l’autre en souriant, retrouvant sa gouaille de soldat auprès de ses compagnons, ses manières de cour auprès des notables, ou sa simplicité de bru auprès de sa belle-famille. Jouer à être elle-même tout en étant multiple fut plus éreintant qu’elle ne l’aurait cru. Au petit jour, jouissant du privilège des époux de se retirer de la noce avant les autres, elle s’endormit d’un coup entre les bras de Niklaus, sans avoir la force de consommer leur union.
Au matin, il fallut recommencer. Et de même le lendemain.
Les présents emplissaient l’une des chambres de l’établissement. Mary remerciait tout le monde, riait quand il fallait rire, étreignait quand il fallait étreindre, plaisantait quand il fallait plaisanter, se montrait parfaite, heureuse et enjouée, acceptant toutes les remarques, des plus grasses et soldatesques aux plus raffinées, avec l’impression de survoler tout sans s’y poser. Souvent, elle accrochait le visage lumineux de Niklaus, chantant à tue-tête avec ses compagnons, une chope de bière tiède en main, oscillant de côté au rythme d’un refrain, ou riant aux éclats. Lorsqu’il l’apercevait, attardée à le regarder, ses yeux s’illuminaient de gerbes d’étincelles et le cœur de Mary s’embrasait. Jamais aucun homme, pas même Corneille, ne l’avait aimée avec autant de passion. Elle le ressentait en chaque fibre de son être, et le lui renvoyait de même.
Elle se sentait bien.
Aspirée, hors du temps, hors des convenances, hors des vies successives qu’elle avait menées. A la fois légère, sereine et tourmentée. Elle se noya dans ce tourbillon festif avec l’étrange sensation que c’était une autre Mary Read que l’on fêtait. Une Mary Olgersen qu’elle n’était pas totalement certaine, quant à elle, de parvenir à aimer. Tenir une auberge n’avait rien d’excitant.
Mary s’y trouva cependant plus à l’aise que chez ses beaux-parents où Niklaus l’avait installée avant leurs épousailles. S’ils s’étaient finalement révélés charmants avec elle, elle préféra l’autonomie que lui procurait la gestion de l’établissement. Niklaus avait attendu la fin des festivités pour annoncer à son père qu’il s’était associé à son cousin. Cette fois, la dispute avait été si violente entre les deux hommes que Niklaus était parti en claquant la porte. Aussi fier et orgueilleux l’un que l’autre, ils campaient depuis sur leurs positions. Niklaus entendait faire valoir son point de vue, basé essentiellement sur ses goûts, Lucas Olgersen estimait quant à lui que le devoir d’un fils était de succéder à son père, et pour ce faire dans un premier temps d’apprendre le métier à ses côtés.
— Il te suffit bien d’avoir gâché tes épousailles en engrossant ta Mary, d’avoir jeté le déshonneur sur notre famille en autorisant des paris sur son sexe, il te faut en plus salir le nom que tu portes et celui que tu lui as donné en faisant de ta femme une tenancière de bordel !
— L’auberge de Gros Reinhart n’était pas un bordel ! avait objecté Niklaus.
— Ah non ? Parce que tu comptes renvoyer ces filles de salle, peut-être, et empêcher qu’elles se collent lascivement contre tes soudards de compagnons ?
— Mes compagnons ne sont pas des soudards, ce sont des soldats, et vous leur devez le respect pour défendre notre pays contre l’ennemi, s’était emporté Niklaus.
— Un jour ou l’autre, la paix sera signée et ce qui faisait le succès de l’auberge et de mon défunt frère disparaîtra dans l’exode des armées. Les Trois Fers à cheval perdra son auréole et redeviendra ce qu’il a été : un bordel pour gens de passage et fainéants du village. Persiste donc et tu regretteras de ne pas m’avoir écouté ! Il sera trop tard pourtant. Je ne donnerai pas ma succession à un tavernier !
Mary s’en était attristée. Elle avait su les aimer et comprenait sans peine leur sentiment. Niklaus était loin d’être sot et l’entendait de même, mais il y avait deux raisons à son entêtement.
La première était que son cousin était malade. A force de respirer sur des champs de bataille les odeurs nauséabondes de la putréfaction, de la gangrène et de la poudre avec laquelle il fallait parfois brûler les chairs, il souffrait d’une méchante toux qui, par moments, ramenait un filet de sang dans sa salive. Tire-grenaille
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