Les voyages interdits
a une quinzaine d’années.
— Exact, admit la Beauté hors d’âge. Mais pas
juste pour autant. Vous parlez là de Rokn ed-Din... Mais il y a toujours un
nouveau Vieux de la Montagne, vous savez.
— Je l’ignorais.
— Oh si, pourtant. Et un vieil homme continue de
diriger les Mulahidat, bien que certains des Égarés fussent sans doute
devenus eux-mêmes des vieillards, à présent. Il loue leurs services aux
croyants intéressés. J’ai ouï dire que les Mamelouks d’Egypte avaient payé très
cher pour qu’un « haschischin » assassine ce prince anglais qui est à
la tête des croisés, par exemple.
— Eh bien, c’était un mauvais placement.
L’Anglais a tué celui qu’on avait envoyé pour l’abattre.
Beauté haussa les épaules et affirma :
— Un autre prendra sa place, puis un troisième,
jusqu’à ce que ce soit fait. Le Vieux de la Montagne commandera, et ils
obéiront.
— Pourquoi ? demandai-je, tout en
déglutissant une boulette de riz au goût saumâtre. Qu’est-ce qui peut pousser
un homme à risquer sa vie pour le bénéfice d’un autre ?
— Ah, pour comprendre cela, jeune cheikh, vous
devez connaître un passage du saint Coran. (Il vint alors s’asseoir à notre
nappe comme si cette question le passionnait.) Dans ce livre, le Prophète – la
bénédiction et la paix soient sur lui – fait une promesse aux hommes de foi. Il
garantit que tout homme, s’il est dévoué corps et âme, connaîtra au cours de sa
vie au moins une nuit miraculeuse, la Nuit de tous les possibles, durant
laquelle ses désirs les plus fous seront satisfaits. (Le vieil homme tâcha de
donner à ses rides l’aspect d’un sourire, arborant un curieux mélange de
félicité et de mélancolie.) Une nuit entière de bien-être et de luxe, une
nourriture de rêve, des boissons à l’avenant et du banj à volonté, avec
des jeunes filles et des garçons accommodants qui représentent toute la beauté,
toute la fraîcheur et la virilité nécessaires à l’accomplissement d’un parfait
bonheur physique partagé en toute volupté... En voilà assez pour faire de
n’importe qui un allié dévoué jusqu’à la mort, dans le seul espoir de vivre ou
de revivre cette Nuit de tous les possibles...
Il s’interrompit, apparemment perdu dans sa rêverie.
Après un moment de silence, oncle Matteo observa :
— C’est un rêve assez tentant, en effet. Beauté
rétorqua, détaché :
— Les rêves ne sont que des images peintes sur le
livre du sommeil.
Un nouveau silence s’installa, puis je repris la
parole :
— Mais je ne vois vraiment pas le rapport avec...
— ... le Vieux de la Montagne, balbutia-t-il,
comme s’il revenait à lui brutalement. Cette nuit féerique, il vous l’offre, avec la promesse de son recommencement si vous lui obéissez.
Nous échangeâmes des regards amusés.
— Vous doutez ? Vous avez tort, ajouta-t-il,
irrité. Le Vieux de la Montagne, ou à défaut l’un de ses recruteurs Mulahidat, se charge de trouver un homme aux qualités requises – j’entends par là
suffisamment fort et intrépide – et incorpore une puissante dose de banj dans
sa nourriture ou sa boisson. Dès que l’homme a sombré dans le sommeil, il est
transporté au château ul-Jibal. Au réveil, il se retrouve dans le plus beau
jardin qu’on puisse imaginer, environné de charmantes dames et de gracieux
compagnons. Ces créatures de rêve le rassasient de mets délicieux et lui
proposent autant de haschisch et de vins prohibés qu’il peut en désirer. Ils
chantent et dansent de la façon la plus enchanteresse, lui dévoilant leurs
poitrines affolantes, leurs ventres doux au toucher et leurs postérieurs
provocants. Ils finissent par l’engloutir dans un océan de stupre et d’extase
jusqu’à ce qu’il s’évanouisse à nouveau, et le ramènent durant son sommeil à sa
vie antérieure, banale à souhait et désormais plus que jamais maussade. Comme
l’est la vie d’un tenancier de caravansérail.
Mon père bâilla à s’en décrocher la mâchoire et,
pensif, approuva :
— Je commence à comprendre... C’est un peu le
coup de la carotte et du bâton, en fait.
— Exactement. Maintenant qu’il a goûté à cette
Nuit de tous les possibles, il n’a de cesse que d’en retrouver les délices. Il
le souhaite, il l’implore, il prie pour cela, jusqu’à ce que les enrôleurs
reviennent et lui fassent jurer qu’il fera n ’ importe quoi pour
cela. On lui
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