Les voyages interdits
roue,
tournant en appui sur leurs deux membres. D’où ce nom qu’on leur a donné de
Cyclopèdes, ou « pieds roulants ».
À côté de ces descriptions merveilleuses dont ils
n’étaient pas avares, les marins m’enseignèrent aussi à jouer à la venturina, un jeu de pari et de divination connu pour dissiper l’ennui des trop
longues traversées. Ils devaient souvent y être confrontés, car la venturina est un jeu incroyablement long et lassant, au bout duquel on ne gagne
jamais que quelques misérables piécettes.
Lorsque, un peu plus tard, j’interrogeai mon oncle au
sujet des pieds roulants d’Arménie, lui demandant s’il avait déjà rencontré, au
cours de ses voyages, de telles curiosités, il se mit à rire et à persifler
d’un ton moqueur :
— Balivernes ! Nul marin, lorsqu’il débarque
dans un port étranger, ne s’aventure jamais plus loin que le premier bar à vin
qu’il trouve ou le bordel le plus proche. Alors, bien sûr, dès qu’on lui
demande ce qu’il a vu d’extraordinaire là-bas, il doit inventer les pires
sornettes. Il faudrait être un sacré nigaud, autant pour croire une femme que
pour faire confiance au dire d’un marin !
Aussi ne prêtai-je plus par la suite qu’une oreille
tolérante, et pas trop attentive, aux racontars des marins quant à ces
fantasmagories des terres lointaines, préférant me concentrer pleinement sur
tout ce qui avait trait à la mer et à la vie sur le bateau. J’appris ainsi les
vocables spécifiques utilisés pour qualifier les créatures les plus banales,
tel ce petit oiseau noir appelé à Venise l’oiseau tempête, qui, en mer, porte
le surnom de petrelo, « petit Pierre », car, tel le saint du
même nom, il donne l’impression de marcher sur les eaux. J’appris aussi
certaines rimes dont les marins usent pour évoquer le temps qu’il va faire,
comme ces deux vers :
Sera rosa e bianco matino Allegro il pelegrino.
Ils signifient en substance qu’un ciel rouge rosé le soir
ou blanc au petit matin présage d’une belle journée, ce qui remplit d’aise le
pèlerin. J’appris à lancer la ligne de sonde, avec ses petits rubans blancs et
rouges noués à intervalles réguliers sur sa longueur, qui sert à mesurer la
profondeur d’eau sous la quille. On m’enseigna aussi à communiquer avec les
bateaux que nous croisions (j’eus le droit de le faire deux ou trois fois, la
Méditerranée étant très fréquentée) en criant en sabir dans le
porte-voix :
— Bonne traversée à vous ! Quel bateau êtes-vous ?
Et la réplique nous parvenait, caverneuse :
— À vous aussi, bon voyage ! Nous sommes le Saint
Sang, provenant de Bruges et ayant pour port d’attache Famagouste. Et vous,
quel bateau êtes-vous ?
— L’Anafesto, parti de Venise, en route pour Acre et Alexandrie ! Bonne
traversée !
Le maître timonier me montra de quelle façon, grâce à
un ingénieux arrangement de cordages, il parvenait à manœuvrer d’une seule main
les deux immenses rames qui servaient de gouvernail au bateau, situées de part
et d’autre de sa poupe.
— Par gros temps, précisa-t-il cependant, deux
pilotes sont requis, chacun à l’une des barres, et ils doivent faire preuve
d’une grande dextérité pour les manœuvrer séparément mais en parfaite harmonie,
selon les injonctions du capitaine.
Le batteur qui rythmait le mouvement des rameurs me
laissa, en l’absence de ceux-ci, manipuler ses maillets de percussion. Les
constants vents étésiens ayant poussé durant presque tout le voyage notre
vaisseau, les rameurs n’eurent en fait qu’à nous sortir du bassin de Malamoco
et à nous conduire au port de Saint-Jean d’Acre. Lorsque nous y parvînmes, ils
prirent place (à la mode sensile, m’expliqua le batteur) à trois de rang
sur les vingt bancs disposés de chaque côté du vaisseau.
Chaque rameur utilisait une rame qui pivotait sur son
scalme. Le rameur extérieur avait la rame la plus courte, celui de l’intérieur
la plus longue, celui du milieu maniait une rame de taille intermédiaire. Ces
hommes, d’ailleurs, n’étaient pas assis, contrairement, par exemple, à ceux qui
propulsaient le Bucentaure d’or du doge. Ils se tenaient debout, le pied
gauche posé sur le banc de devant tandis qu’ils repoussaient les rames vers
l’avant. Après quoi, ils retombaient assis sur leurs bancs, jusqu’à être
presque étendus sur le dos lorsqu’ils produisaient leurs puissantes
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