Les voyages interdits
pourrait se diriger sans
problème à travers l’Asie, jusqu’aux océans orientaux de Kithai.
— J’ai dû dépenser des sommes considérables pour
le faire confectionner, me confia mon père en me tendant le document. Il a été
copié pour nous d’après l’original, lui-même dessiné par le cartographe arabe
Al-Idrîsî pour le compte du roi Ruggero de Sicile.
Kitab, devais-je
découvrir par la suite, signifie tout simplement en arabe « livre ».
C’est du reste également le cas pour notre Bible. Mais le Kitab d’Al-Idrîsî,
tout comme la sainte Bible, est bien plus qu’un simple livre. Sur la première
page s’étale son titre complet, que je pus lire, car il était traduit en
français : « Trajet d’un homme curieux qui a exploré les régions du
globe, ses provinces, îles, cités, avec leur dimension et leur situation,
destiné à instruire et à aider celui qui désire traverser notre Terre. »
Hélas, les nombreux autres mots qui parsemaient les pages du document étaient
rédigés de cette exécrable écriture en pattes de mouche en usage dans les pays
arabes habités par les infidèles. Çà et là, mon oncle ou mon père avait traduit
tel ou tel nom de lieu en langage intelligible, mais c’était tout. Tournant les
pages pour pouvoir lire ces noms, je relevai un détail singulier qui me fit
rire.
— Toutes ces cartes sont à l’envers !
Regarde, là : le pied de la botte italienne frappe la Sicile, et l’envoie en
haut vers l’Afrique.
— En Orient, tout est inversé, confirma mon
oncle. Toutes les cartes arabes placent le sud en haut. Les gens de Kithai
qualifient la boussole d’aiguille pointant au sud. Tu t’habitueras à
cette façon de faire.
— Cette spécificité mise à part, continua mon
père, Al-Idrîsî a représenté avec une incroyable précision les terres du Levant
et, derrière elles, celles d’Asie centrale. Il avait sans doute voyagé lui-même
dans ces régions.
Le Kitab comprenait soixante-treize pages qui,
disposées les unes à côté des autres (et à l’envers), représentaient l’étendue
complète du monde, de l’ouest à l’est, et une bonne partie de ses franges
septentrionales et méridionales, le tout divisé en parallèles recourbés en
rapport avec les zones climatiques. Les eaux marines salées étaient peintes en
bleu, avec de petites ondulations blanches pour figurer les vagues, les mers
intérieures ou lacs étaient verts, toujours ourlés de vaguelettes blanches, et
les rivières étaient également représentées par de tortueux rubans de couleur
verte. Les étendues terrestres apparaissaient en brun jaunâtre, des points
appliqués à la feuille d’or figuraient les villes. Partout où des reliefs,
collines ou montagnes, s’élevaient, ils étaient symbolisés par des chenilles
pourpres, roses ou orangées.
Je demandai naïvement :
— Les montagnes d’Orient sont-elles aussi
vivement colorées ? Ont-elles un sommet pourpre, et...
Comme en guise de réponse, la voix de la vigie,
perchée dans sa niche située en haut du mât le plus élevé, cria soudain :
— Terre ! Terre droit devant !
— Regarde et observe par toi-même, Marco, déclara
mon père. Les côtes sont en vue. Voici la Terre sainte.
14
Rassurez-vous, je finis par comprendre de moi-même que
les couleurs utilisées sur les cartes d’Al-Idrîsî ne faisaient que représenter
la hauteur des reliefs, le pourpre figurant les plus hauts sommets, le rose les
altitudes moyennes, l’orangé les reliefs les plus bas, le jaune étant dévolu
aux terres sans élévation particulière. Mais rien dans ce que je découvrais des
environs d’Acre n’aurait pu me permettre de le comprendre, cette partie de la
Terre sainte étant constituée de dunes basses et d’étendues de sable plus
basses encore. Les terres étaient d’un gris-jaune terne, sans trace visible de
végétation, et la ville elle-même était d’un brun grisâtre.
Les rameurs firent contourner la base d’un phare à l’Anafesto et l’embouquèrent dans un port de dimension modeste. Il était inondé de
détritus et d’ordures, ses eaux étaient grasses et visqueuses, empestées d’une
odeur de poisson ; d’entrailles de poisson, de poisson pourri, pour être
précis. Au-delà des docks s’élevaient des bâtiments qui semblaient constitués
de boue séchée (il n’y avait là que des auberges et des hôtels, m’indiqua le
capitaine, car il n’y avait rien à Acre
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