L’ESPION DU PAPE
cynisme !
— Dis plutôt : réalisme.
— Peu importe. Tu sembles ne plus croire en un Dieu qui nous aurait créés ni en aucune des paroles des Saintes Écritures.
Une lueur amusée éclaire les yeux de Stranieri. Caressant son petit collier de barbe, il se penche en avant et fait mine de baisser la voix, comme pour une confidence.
— Tu te trompes, Castelnau. Je crois en un Dieu qui serait la Nature, et qui nous consolerait de l’homme, pour peu que nous sachions prendre le temps de humer le parfum d’une touffe de lavande écrasée par les sabots d’une mule, ou de frotter une fleur entre nos doigts et de nous en oindre le visage et le cou. Quant à savoir si ce Dieu nous a créés, ou si nous ne sommes qu’une partie de lui, je n’en sais rien. Et je doute que Lotario lui-même, notre cher Saint-Père, le sache plus que moi.
Castelnau jette un coup d’œil inquiet vers ses adjoints, puis vers Yong, à l’autre bout de la salle, pour vérifier qu’ils dorment et n’ont rien entendu.
— Par Dieu, Stranieri, quel discours me tiens-tu ? Un Dieu qui serait la Nature, et nous les hommes une partie de Lui ! Mais c’est pure hérésie. Tu vas droit au bûcher, avec des théories comme celle-là.
Le visage de Stranieri affecte un air plus grave.
— Nous sommes entre gens d’Église, comme tu me l’as fait remarquer tantôt. Considère que je viens de te choisir pour confesseur. Je compte donc, moi aussi, sur ta discrétion.
Comme Castelnau reste interloqué, il précise :
— Il me semble que je le mérite au moins autant que ton seigneur de Gasquet.
— J’ai peur, Stranieri, soupire Castelnau. J’ai peur pour ton âme.
— Je dois t’avouer que cela m’arrive, à moi aussi. De plus en plus souvent, et aux moments les plus inattendus.
— Quand ça ?
— Le matin, par exemple, quand je prends le temps de regarder mon visage dans un miroir. Et pour tout t’avouer, le soir aussi, quand je défèque, je me demande si cette matière qui s’échappe de moi n’est pas une partie de mon âme.
Une nouvelle lueur ironique traverse ses yeux.
— C’est bien pourquoi je tiens tant à ce que vous autres, docteurs en théologie, inventiez au plus vite cette notion de Purgatoire.
20.
Au matin, sortis de l’abbaye où ils ont passé la nuit, Castelnau et Stranieri se séparent. Le légat doit poursuivre son chemin vers Fontfroide, tandis que Stranieri et Yong, sur leur charrette, feront route vers le château de Puech. Avant de rejoindre son équipage, Castelnau pose une main amicale sur l’épaule de l’espion.
— Bien que tout nous oppose, autant dans nos actions que dans nos pensées, j’ai eu plaisir à passer la soirée avec toi. Tes paradoxes sont toujours stimulants pour l’esprit, même s’ils sentent un peu trop le soufre.
Les deux hommes se donnent l’accolade. À voix basse, à l’oreille de Stranieri, Castelnau murmure :
— Je compte bien sur toi pour garder le secret que je t’ai confié.
— Et moi sur toi, pour ne pas dévoiler ma théologie.
Castelnau s’écarte, amusé.
— Ne crains rien. Je l’ai déjà chassée de mon esprit, de peur de trop sentir le soufre, comme toi.
Après avoir jeté un coup d’œil sur les hommes de son escorte qui les observent de loin, il rassure à voix basse son coreligionnaire :
— Dans tous les cas, l’idée que tu puisses être une partie de Dieu est tellement incongrue que personne ne pourrait croire que tu parles sérieusement.
— Cher Castelnau, ta candeur m’étonne. Nous avons suffisamment vécu, toi et moi, pour savoir que les hommes sont prêts à croire bien des choses beaucoup plus extraordinaires que celle-là.
— Admettons. Que penses-tu alors, qu’il se passerait ?
Stranieri réfléchit un moment et concède :
— À leur place, je changerais aussitôt de Dieu, et en tout cas de religion.
— J’en ferais assurément tout autant.
Les deux hommes échangent un regard amusé.
— Rassure-toi, je ne dirai rien à personne de tes idées hérétiques, conclut Castelnau. Nos frères cisterciens n’ont guère d’humour, et ils sont si pointilleux sur le dogme qu’ils pourraient malgré tes soutiens en haut lieu te faire un procès.
Il grimace soudain.
— Ah ! Ça recommence.
— Quoi donc ?
— J’ai encore envie de pisser.
— Eh bien, si ça peut te rassurer, moi aussi.
Tous deux se dirigent vers un mur de l’abbaye et se mettent en état de satisfaire
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