L’ESPION DU PAPE
appris à ne jamais laisser la douleur nous étouffer, seigneur Touvenel. Même quand nous doutons, nous songeons que, dans le monde de l’au-delà, le Seigneur attend de nous récompenser. Mais pardonnez-moi, il faut que j’aille porter ce sac au moulin.
Il reprend rapidement son chargement sur l’épaule et s’éclipse. Touvenel, surpris, jette un coup d’œil interrogatif vers les autres villageois. Leurs regards se détournent, et certains s’éloignent même discrètement.
— Je sens qu’il y a secret de malheur quelque part. Vite ! crie Touvenel à Yasmina en frappant la croupe du mulet.
Au lieu de la douce senteur du chèvrefeuille, c’est l’âcre odeur de la mort que Touvenel découvre en passant l’arc de pierre du pont.
Tremblant de crainte, suivi du mulet de Yasmina, il pousse son cheval vers le cœur du château. Grands ouverts, les battants de bois cloutés de la porte leur donnent libre accès à la grande cour carrée. Aucune présence humaine, aucun signe de vie. Tout ce qui a pu faire, quelques années auparavant, l’éclat de cette modeste seigneurie a disparu. Le mortier des deux tours rondes et la courtine crénelée conservent les traces d’un gigantesque incendie. Les herbes folles ont proliféré entre les pans de murs écroulés, les magasins et les étables si bien approvisionnés le jour de son départ en croisade se résument à présent à des amas de poutres noircies. Tout a disparu, des logements des serviteurs et des gens du domaine. Les portes ont été arrachées. De la citerne d’eau, accolée à la chapelle dévastée, ne reste qu’un baquet de pierre à l’eau croupie. Seul trône, au seuil du donjon, le blason de la seigneurie : un faucon en vol avec, entre ses serres, les nœuds d’une vipère, portant sous lui la devise : « Au-dessus du Mal ».
Touvenel descend de cheval et ne peut retenir son angoisse en parcourant des yeux la cour du château. Il traverse l’endroit en titubant. Yasmina le regarde, bouleversée elle aussi. Elle saute de son mulet et se précipite vers lui, mais elle s’arrête d’un coup, en sursautant. Un fracas énorme vient de se produire à l’intérieur du donjon, suivi d’un cri de douleur. Touvenel tire son épée et se rue à l’intérieur. Il découvre à l’étage un homme, tombé sous la charge trop lourde du bât qu’il portait sur son dos : un énorme linteau de bois sculpté dérobé dans l’appartement du seigneur, qui l’a fait rouler au bas de l’escalier. Touvenel l’empoigne par le col de sa chemise et le soulève de terre. Dévisageant le pillard tremblant de peur, il le reconnaît et s’étonne :
— Macabret ? Tu viens piller mon château, toi, mon régisseur, en qui j’avais toute confiance !
L’homme semble terrifié par la mine hirsute et couturée de Touvenel qu’il distingue mal dans la pénombre.
— Êtes-vous vivant ou mort, monseigneur ?
— Je n’en sais rien, réplique Touvenel en le rejetant en arrière avec mépris.
— Frotte ! Frotte plus fort, je ne te sens pas ! Enlève-moi cette crasse ! Gratte cette lèpre de croisé, que je fasse peau neuve !
Touvenel hurle dans la cour de la fermette, accroupi dans un grand baquet de bois, tandis que la fermière accélère son mouvement.
— Enfin, tu t’y mets ! Maintenant, verse sur moi de l’eau chaude. Et toi, Macabret, continue à croupir dans ta sueur !
Il lance un regard menaçant vers son régisseur, à l’autre bout de la cour. Attaché à la porte de la porcherie par une corde trop courte qui l’empêche de se mettre debout, l’homme se traîne dans la fange.
— Sire, pitié pour mon mari ! implore la fermière. Il n’a fait qu’imiter les autres.
Touvenel sort du baquet, se saisit d’un drap que lui tend la femme et se sèche rapidement avant de le nouer autour de sa taille. Il va détacher son prisonnier et l’amène jusqu’au baquet.
— À nous, maintenant ! Je veux savoir qui était cette bande de pillards.
— Je ne sais rien, monseigneur ! Je vous ai déjà dit que je ne sais rien.
— Tu craindrais leurs représailles, plus que ma colère ?
Il attrape l’homme par les cheveux et lui plonge la tête dans le baquet, en levant les yeux vers le ciel pour le questionner.
— Seigneur, tu sais pourtant que je déteste la violence. Pourquoi ne cesses-tu de m’y contraindre ?
Yasmina, assise un peu à l’écart sur un banc de bois, pose son aiguille, son fil et la
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