L’ESPION DU PAPE
tunique propre de croisé qu’elle est en train de recoudre. Elle s’approche de Touvenel.
— Arrête, tu vas le tuer !
À moitié étouffé, le paysan gigote en tous sens. La femme du régisseur se tord les mains d’appréhension. Touvenel se décide à sortir la tête de l’homme du baquet. D’une voix effrayante de calme, il le fixe droit dans les yeux.
— Alors ?
L’homme hoquette et gémit :
— Ils étaient masqués. Je ne les connais pas. Ils profitaient de l’absence des seigneurs comme vous qui s’étaient croisés.
— Et ma femme ?
Comme l’homme semble encore hésiter à parler, Touvenel lui replonge la tête dans le baquet en se tournant de nouveau vers le ciel.
— Tu ferais mieux de lui conseiller de parler, Seigneur ! Un malheur pourrait lui arriver, et ce ne serait pas ma faute, mais la Tienne ! Ma patience est à bout.
Un horrible gargouillement parcourt l’eau du baquet. Les jambes de Macabret s’agitent par saccades, ses bras battent désespérément l’air, puis cessent soudain de bouger. Touvenel, inquiet, ressort son régisseur de l’eau. L’homme s’effondre sur le sol, mais il n’est pas mort. Le chevalier appuie son pied sur sa poitrine et lui fait cracher l’eau qu’il a avalée. Quand l’homme a repris sa respiration, il le relève par le col et répète :
— Alors ?
— On m’a dit qu’elle s’était jetée du donjon, pour échapper à leur chef, murmure Macabret en tremblant.
— Il voulait la tuer ?
— Peut-être. Mais surtout la forcer, comme ils l’ont fait de toutes les femmes qu’ils trouvaient, monseigneur.
Touvenel se raidit un peu plus. Esclarmonde sa femme aimée, l’étoile de sa vie, souillée, meurtrie, violentée par des soudards ? Il n’ose l’imaginer. Un tremblement nerveux le parcourt.
— Qui est entré le premier dans mon château, après les pillards ?
Le paysan se tait.
— Monseigneur, laissez-le ! intervient sa femme. Je vais parler, moi. Ils étaient plusieurs. Ils sont allés avec Salomon, le maréchal-ferrant, pour éteindre l’incendie ! Votre pauvre dame, la malheureuse, ils l’ont retrouvée au pied du donjon, la tête fracassée.
Des larmes perlent à ses yeux. Elle se signe, en baissant le regard et joint les mains.
— Que la paix de Dieu soit avec elle ! Elle était si charitable avec tous. On a sorti son corps des flammes et on l’a ensevelie près de votre mère, dans le tombeau de votre famille.
Touvenel, hébété, arrache le drap qui entoure sa taille et, nu, au milieu de la cour de ferme, il lève encore une fois le poing vers le ciel pour invectiver le Seigneur :
— Voilà encore un des bénéfices de ta croisade ! Ou tu es le coupable, ou ton pape est l’Antéchrist ! Honte à toi, pour avoir donné le nom d’Innocent à celui qui a appelé à la guerre Sainte ! À moins que ce ne soit une ruse du Diable ! Ô, Seigneur, éclaire-moi ! Éclaire-nous !
Ivre de douleur, il regarde autour de lui sans voir personne, se laisse choir à terre et se souille rageusement de la boue de la cour, à grands coups de claque, tout en gémissant comme une bête blessée. Mais une main vient soudain se poser doucement sur son épaule pour une caresse apaisante. Yasmina essuie son corps maculé avec un linge mouillé. Il lève les yeux vers elle.
— Pleure, croisé ! Pleure ! lui conseille-t-elle. Ces larmes qui couleront sur tes joues, ta femme, où qu’elle se trouve, les ressentira comme autant de mots d’amour.
Nu, assis par terre, éploré, Touvenel laisse sa tête aller contre la jeune femme, tel un enfant se blottit dans le giron de sa mère. Elle l’enserre entre ses bras et ferme les yeux tandis qu’il lève ses mains et les referme autour de ses hanches.
8.
Sur cet air gracieux et gai
Je fais des vers au rabot et à la doloire
Ils seront exacts et sûrs
Une fois passés à la lime
chante le troubadour assis confortablement dans une charrette, entre sacs et tonnelets, en pinçant les cordes de son luth.
— Cela manque encore de maîtrise, mais, avec un peu de pratique et paré d’aussi beaux atours, l’habit fera le moine, s’amuse Stranieri en remontant les larges manches de sa tunique de velours, brodée de fils d’argent, et en s’éventant avec son chapeau de feutre constellé de médailles.
De loin en loin, des paysans qui fanent les champs de lin ou débourrent les troncs des oliviers, regardent passer avec curiosité ce duo incongru.
Weitere Kostenlose Bücher