L’ESPION DU PAPE
Stranieri leur adresse de temps à autre des signes de la main. « Il faut que je prenne garde à ce que mon geste ne se transforme pas, inconsciemment, en bénédiction », pense-t-il, amusé et ravi d’entendre des acclamations et de voir de francs sourires répondre à ses saluts.
— Te rends-tu compte, Yong, de la considération dont jouissent les poètes dans ce pays !
Yong, toujours habillé en moine, chemine devant lui en tirant par la bride le mulet attelé à leur petite charrette.
— Mais quelle chaleur, sous ces vêtements ! peste Stranieri. Tu ne connais pas ta chance.
Yong, qui semble souffrir autant que lui de l’ardeur du soleil, se retourne avec un regard mécontent.
— Ah ! non, je t’en prie ! Ne fais pas cette tête ! Avoue que tu es quand même plus à l’aise dans ta robe de bure. Il est donc juste que ce soit toi qui marches, et moi qui profite de la charrette.
Stranieri ôte son chapeau et se gratte le sommet du crâne avec frénésie. La perruque qui camoufle sa tonsure a été remarquablement fixée par les meilleurs spécialistes perruquiers du Vatican, mais elle lui procure par moments des démangeaisons insupportables, que la transpiration ne fait qu’aviver. N’importe ! Ce changement de personnalité l’amuse et il pense qu’Innocent III n’a pas eu une trop mauvaise idée en l’obligeant à cette nouvelle mission qui lui fait retrouver un sentiment de jeunesse.
Mais Yong s’arrête et s’éponge le front avec le bas de sa robe de bure. Il semble de plus en plus épuisé par les jours de marche qui les ont conduits des portes de Rome jusqu’aux confins des Pyrénées. Stranieri le voit tenter encore quelques pas, puis abandonner et se laisser choir sur son séant. Il saute aussitôt de sa charrette et vient lui tendre la main pour l’aider à se relever. Yong le repousse avec agacement.
— Mon pauvre Yong, je suis désolé de t’avoir laissé le mauvais rôle, mais comment aurais-tu voulu jouer le mien ?
Au regard furieux que lui jette son assistant, et à toute une série de mimiques et de gestes des mains et des doigts, Stranieri répond en soupirant :
— Je comprends, pourtant tu as tort de le prendre comme ça. Je n’y suis pour rien. Alors, cesse de m’insulter.
Et, comme Yong poursuit son étrange manège, Stranieri préfère changer de sujet.
— Pense plutôt à nos affaires. As-tu toujours en sûreté ta précieuse invention ?
Inquiet, Yong se remet sur pied et fouille le balluchon décroché de son épaule. Stranieri prend un malin plaisir à ironiser.
— Sache que je te promets aux flammes de l’Enfer si jamais tu l’as égarée, chère face de lune !
Mais le Chinois n’arrive pas à trouver ce qu’il cherche. Stranieri commence à s’inquiéter.
— Rappelle-toi comment tu as passé la dernière nuit.
Yong semble soudain se souvenir et va plonger le bras dans le fond de la charrette. Il en sort un coffret de bois d’où il extrait un épais rouleau de parchemin soigneusement ficelé. Les deux hommes échangent un regard de soulagement. Brusquement, Stranieri se fige. Il vient d’apercevoir un trio d’hommes en noir qui vient à leur rencontre.
— Cachons cela. Ces bougres ont beau se surnommer des « Parfaits », à moi ils ne paraissent pas très… catholiques.
Yong reprend les rênes du mulet et l’engage sur un chemin de traverse en s’enfonçant à travers des buissons d’épineux qui les masquent à la vue des hommes en noir.
— Bien vu, Yong ! apprécie Stranieri. Évitons pour le moment les chemins trop fréquentés et trouvons-nous un endroit tranquille où bivouaquer. Dès qu’il fera nuit, nous ferons une nouvelle expérimentation.
À la lumière du feu de camp, penché sur une large coupelle de bois emplie d’un liquide de sa composition, Yong se livre à de délicates manipulations. Stranieri se tait, car il sait que les gestes effectués par son assistant demandent une concentration et un sérieux absolus. Avec précaution, le Chinois retire du récipient un grand morceau de parchemin qui y marine depuis plus d’une heure. Il l’égoutte soigneusement et le suspend à une cordelette tendue devant le feu, au côté d’autres spécimens du même genre, aux teintes plus ou moins claires, qui s’y balancent au gré de l’air chaud. Stranieri en saisit un et vérifie qu’il est parfaitement sec.
Les deux hommes se livrent alors, toujours en silence, à un mystérieux
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