L’ESPION DU PAPE
sorcellerie des cathares qui n’en paraîtront que plus habités par le Malin.
Il fixe de nouveau les deux hommes quelques secondes, puis demande à Stranieri :
— Puisque ton acolyte ne peut pas parler, tu vas jurer pour lui et pour toi, sur Dieu, le Saint-Esprit, Jésus Christ et la Vierge Marie, que vous obéirez à mes ordres, et que le pape n’en saura rien.
— Comment un homme d’Église pourrait-il jurer ? tergiverse Stranieri.
Gasquet se saisit de Yong et le pousse soudain dans le vide, en le maintenant seulement par un bras. Stranieri esquisse un mouvement, mais il se fige, sentant qu’il vaut mieux ne pas bouger, de peur que Gasquet lâche sa prise. Le seigneur le regarde ironiquement.
— Je m’impatiente, frère Stranieri.
— Je le jure, se résigne celui-ci.
— Sur Dieu !
— « Sur Dieu ».
— Le Saint-Esprit !
— « Le Saint-Esprit. »
— Jésus-Christ !
— « Jésus-Christ. »
— Et la Vierge Marie !
— « Et la Vierge Marie. »
Gasquet, satisfait, remonte Yong sur la coursive et se tourne vers Stranieri :
— Tu vois, quand tu veux ! lui lance-t-il.
Les trois hommes traversent à présent, avant de ressortir, une succession de salles obscures à peine éclairées par la faible lueur des bougies, et dans lesquelles prient des frères en robe noire. Stranieri s’attarde sur des mimiques que lui fait Yong. Gasquet, qui la surprend, s’en agace.
— Que dit ton homme jaune ?
— Que, si nous jetons notre bombe de là-haut sur le frère Dominique et l’évêque d’Osma, ils ne seront pas les seuls à être tués.
— Encore mieux ! Plus le carnage sera grand, plus vite le pape sera obligé de déclarer la guerre aux hérétiques.
Ils pénètrent dans le scriptorium, où trois moines, penchés sur leurs écritoires de bois, bésicles sur le bout du nez, la plume à la main, recopient et enluminent des écrits saints. Gasquet s’arrête derrière l’un d’entre eux et observe un moment son travail.
— N’est-ce pas magnifique ? demande-t-il à Stranieri, plein d’une admiration non feinte.
Stranieri hoche la tête affirmativement et continue de regarder la main du moine emplir d’une fine couche d’or le creux d’une majuscule. Gasquet semble plongé dans la contemplation de ce travail. Son regard suit les lettrines majuscules, aux couleurs chatoyantes rehaussées d’or, qui s’étirent sur toute la hauteur de la page. À côté de l’enlumineur, un autre moine s’affaire avec un pinceau à humecter la colle passée la veille sur une feuille de parchemin, puis à y poser une feuille d’or et à la presser fermement, avant d’en détacher les fragments inutiles à l’aide d’une brosse douce. Gasquet se glisse derrière le troisième moine qui, sur une feuille achevée, polit une enluminure d’or avec une dent de loup fixée sur un pinceau. Le seigneur de Puech murmure, comme pour lui-même :
— Notre devoir de chrétien n’est-il pas d’empêcher ces hérétiques de détruire ces vérités sacrées ?
L’espion du pape ne répond pas. Ce seigneur ne serait donc pas une brute pure et simple, mais éprouverait de l’émotion en face de ce qu’il considère comme une « vérité sacrée » ? De nouveau, comme pendant l’épreuve du feu subie par son parchemin truqué, le dégoût envahit Stranieri. La « vérité sacrée » ! Il pense soudain que le pouvoir que l’homme a d’adorer est le plus grand responsable de ses maux. Et en tout cas de ses méfaits, de ses trahisons, de ses crimes, de ses plus épouvantables massacres. Car celui qui aime d’un amour fou va nécessairement obliger tous les autres à le suivre. Et s’ils s’y refusent, que fera-t-il ? Saisi de la peur de s’être trompé, il préférera les exterminer. Décidément, rien n’est pire que l’enthousiasme ou la passion. Seules la froideur et l’indifférence peuvent éviter à l’homme de devenir une bête sauvage. On ne fait que tuer, au nom de la Vérité, et probablement encore plus lorsqu’on la dit « sacrée ». Gibets et cachots fleurissent à son ombre, et les gémissements des mystiques en extase ressemblent un peu trop à ceux des victimes de leurs autodafés. Les esprits hésitants sont moins pernicieux que ceux emplis de certitude, et les languides moins dangereux que les volontaires. Car les sceptiques ou les fainéants ont au moins l’avantage de ne rien proposer. Au fond, contrairement à ce que
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