L’ESPION DU PAPE
maison est grande. Je vous ferai préparer une chambre, si vous le voulez.
— Madame, je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance pour tout ce que vous avez fait aujourd’hui, pour ma fille comme pour moi.
Touvenel réalise soudain qu’il a revendiqué sans s’en rendre compte la paternité de Yasmina en la nommant « sa fille ». Il se sent envahi par l’émotion. Constance s’en rend compte et se détourne pour ne pas le gêner, en lui désignant une place à table.
— La meilleure façon de me remercier est de vous asseoir et de partager notre repas, à mon frère et à moi.
Installée à un bout de la table, elle place le chevalier à sa droite et son frère à sa gauche. Le jeune homme sourit à Touvenel avec une sympathie visible. Sans dire un mot, Constance fait circuler les plats. Il y a sur la table un lièvre, des harengs et de l’anguille. Tous se servent et commencent à manger silencieusement.
— D’où tenez-vous ces connaissances médicinales ? demande Touvenel après quelques bouchées.
La jeune femme, qui dévorait à belles dents la cuisse du lièvre grillé au romarin, s’arrête pour lui répondre.
— Peut-être avez-vous entendu parler de Trotula ?
Touvenel fait signe que non.
— C’est l’une des représentantes féminines les plus illustres de l’école de médecine de Salerne, en Italie. On dit qu’elle fut aussi l’une des plus belles femmes de son temps et qu’il y eut un cortège de plus de trois kilomètres de long pour suivre son convoi funéraire. Elle a écrit un traité médical qui fait autorité. Je suis allée étudier pendant deux ans à Salerne, selon ses préceptes, avant mon mariage.
— Avec elle ?
— Elle était déjà morte, malheureusement. Mais ses disciples m’ont enseigné sa science. C’est elle par exemple qui a développé la découverte que Galien avait faite des quatre humeurs qui circulent dans notre corps : le sang, le flegme, la bile jaune et la bile noire.
— Et quelle est leur importance ?
— La prédominance de l’une d’entre elles sur les autres conditionne notre caractère et détermine notre tempérament. Ainsi pouvons-nous être sanguins, colériques, mélancoliques ou flegmatiques.
— Vous sauriez dire mon tempérament, comme vous l’avez fait tout à l’heure pour Yasmina ?
— À vous voir, je dirais colérique ou sanguin, mais il faudrait un examen plus approfondi, comme j’ai fait tout à l’heure sur votre fille, plaisante Constance. On appelle cet examen l’anamnèse. Il détecte les humeurs, et surtout leur excès ou leur défaut qui peut déclencher la maladie.
Touvenel replonge dans la dégustation de son morceau de lapin, sans pouvoir quitter des yeux Constance, qui s’est mise à découper des tranches de pain.
— Et comment avez-vous entendu parler de cette Trotula ?
— Sa célébrité s’est répandue très vite au-delà de Salerne et de l’Italie. Ses remèdes aussi. Elle envoyait des émissaires dans divers pays, jusque dans les forêts des Ardennes, pour tuer des bêtes féroces et en extraire des onguents. Elle en faisait autant avec les plantes. Je me suis moi-même toujours intéressée à l’équilibre entre la nature et le corps humain.
— Et vous n’avez pas été tentée de vous consacrer entièrement à ce métier ?
— Peut-être l’aurais-je fait, si je n’avais pas dû reprendre le commerce de mes parents à la mort de notre mère.
Le silence retombe sur la tablée. Tous trois continuent de manger, puis Touvenel remarque que le frère de Constance ne touche pas au lièvre, semblant lui préférer la platée de harengs.
— Vous n’aimez pas la viande, jeune homme ?
— La vraie religion interdit de manger tout ce qui a une âme, lui répond Amaury en finissant son hareng et en se servant un morceau d’anguille.
— Les poissons n’ont donc pas d’âme ?
— Non, les poissons n’ont pas d’âme, confirme le jeune homme, en plongeant sa cuillère dans une écuelle de fèves coulées.
Une servante entre en portant un plat sur lequel trône un chapon découpé. Constance tend à Touvenel une large tranche de pain, pour qu’il puisse y poser le morceau de la volaille qu’il aura choisi.
Le chevalier s’étonne.
— N’êtes-vous donc pas, madame, de la « vraie » religion ?
— Je ne m’en sens pas encore tout à fait digne, lui répond-elle avec une lueur d’ironie dans les yeux.
Amaury lui jette un regard
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