L’ESPION DU PAPE
infranchissable.
— Tu veux que je te rejoigne, Esclarmonde ? crie Touvenel vers le ciel. Alors, ouvre-moi le passage !
Et, sans plus hésiter, il talonne les flancs de son cheval et le pousse dans un galop effréné vers la barrière foudroyante qui barre l’horizon.
15.
Plus il avance en âge, plus Stranieri se demande si le Diable n’est pas l’invention la plus nécessaire de la religion chrétienne. La plus judicieuse, en tout cas. Sa figure généralement représentée par les hommes avec des cornes et une barbichette de bouc est peut-être un peu trop naïve à son goût, car, aussi repoussante soit-elle, elle ne peut égaler en puissance la frayeur que l’idée abstraite du Démon inspire. Mais la certitude que le principe diabolique est partout à l’affût, cherchant à attirer les hommes dans ses pièges, lui paraît de plus en plus un contrepoids indispensable à l’apparente bonté, sagesse ou toute-puissance de Dieu. Comment, sinon, la religion pourrait-elle expliquer à ses disciples, ou aux masses qu’elle entend édifier, les maux et les souffrances inexcusables dont l’univers est affligé ? Notre monde ne saurait être uniquement l’œuvre d’un être bienveillant, pense-t-il. Il faut bien que, d’une manière ou d’une autre, un démon l’ait dévoyé et se joue des créatures de Dieu en les lançant l’une contre l’autre pour se repaître à la vue de leurs crimes, de leurs parjures, de leurs massacres, de leurs péchés et, pour finir, de leurs tourments. Oui, décidément, l’idée d’un Diable qui prendrait à son compte les injustices inexplicables de la nature ou de la société des hommes est une trouvaille de génie. Le seul défaut du catharisme est de l’avoir systématisée et d’avoir décidé que le monde matériel tout entier était l’œuvre de Satan, et non pas l’enjeu d’une lutte entre un principe satanique et un principe divin. En simplifiant trop ainsi le partage du Bien et du Mal, cela ôte beaucoup de beauté au caractère tragique de la religion et du combat de l’homme contre lui-même, pense encore Stranieri en cheminant vers le château de Puech. Une faute de goût, en quelque sorte, une faute esthétique. Autant dire la plus grave à ses yeux, car, comme le disait déjà Platon, seul ce qui est beau est vrai.
Il a quitté la maison des Paunac le lendemain du départ de Touvenel et marché deux jours dans son costume de troubadour, croisant en route à plusieurs reprises des « bons hommes » barbus, habillés de noir et voyageant toujours par deux, avec qui il a échangé des saluts courtois. La veille, il s’est même assis avec deux d’entre eux et a partagé leur pain en échangeant quelques idées. Ils ont longuement évoqué leur doctrine, qu’il n’a cherché ni à contredire ni à discuter. L’expérience lui a appris qu’il ne servait à rien de combattre les opinions de quiconque et que, si l’on voulait dissuader les gens de toutes les absurdités auxquelles ils croient, une vie tout entière n’y suffirait pas, vivrait-on autant que Mathusalem. Il a donc préféré s’instruire en écoutant les deux Parfaits se répandre contre les sacrements, et lui expliquer que Jéhovah, le Dieu des juifs, n’est autre que le Dieu mauvais, puisqu’il a créé le monde, et que le Dieu bon ne s’est, lui, jamais intéressé aux hommes avant de leur envoyer Jésus en mission. C’est donc Jehovah le mauvais qui a entrepris de supplicier le Christ. Tentative vaine et stupide à leurs yeux, puisque le corps charnel de ce dernier n’existe pas et ne peut ni souffrir ni mourir.
En les poussant un peu dans leurs retranchements et en faisant mine de manifester le plus vif intérêt pour ces fariboles, il a appris aussi que, pour les cathares, les prophètes de l’Ancien Testament, en particulier Moïse, sont des suppôts de Jéhovah Satan qui ont réussi à cacher aux anges déchus devenus hommes l’existence du Dieu bon. En bref, un épouvantable salmigondis d’affirmations dont chacune sent fortement son fagot. Elles lui ont paru aussi farfelues et improbables que celles qu’il apprenait sur les bancs de la faculté de théologie de Paris et qui les faisaient parfois tellement rire, Lotario et lui, quand ils y usaient leur fond de soutane. Mais quelle était donc déjà la plaisanterie de mauvais goût que proférait le futur pape, lorsqu’il voulait tourner l’ordre du monde en dérision, dans les soirées d’auberge trop
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