L’ESPION DU PAPE
arrosées ? Ah oui ! Stranieri s’en souvient : « Si la merde avait de la valeur, disait Lotario, Dieu aurait fait naître les pauvres sans cul… »
Tout ce qu’il a pu conclure d’une bonne heure d’écoute attentive des élucubrations théologiques de ces deux Parfaits est que leur affectation d’austérité et d’ascétisme l’irrite finalement au moins autant que la pompe orgueilleuse des prélats de l’Église romaine ou l’étalage de leurs vices ou de leurs corruptions. Depuis qu’il est entré en Languedoc et qu’il fréquente de plus près l’hérésie, sa conviction s’est faite peu à peu que les chrétiens et l’ordre social ont plus à craindre d’une telle religion, si elle triomphe, que de la catholique et de ses compromissions. Les chrétiens, parce que le dégoût affiché des cathares pour le monde matériel et leur rejet de l’acte de chair et de la procréation ne semblent pouvoir conduire qu’à la proscription du mariage, la destruction de la famille, la restriction des naissances, et finalement l’extinction de l’espèce. L’ordre social parce que, en refusant de prêter serment et de reconnaître le droit de propriété, ils mettent dangereusement en cause ce qui fait le lien des hommes entre eux et assure leur sécurité.
Comment faire tenir en effet une société où le serment n’aurait plus de valeur, celui du serf à son petit seigneur, celui du petit seigneur au plus grand, celui du plus grand au roi ? Sornettes que tout cela ! D’autant que, pour couronner le tout, les cathares dénient aussi aux pouvoirs publics ou ecclésiastiques le droit de juger et de sévir. En face de ces rêveries prophétiques qui n’ont jamais servi qu’à conduire l’humanité à sa perte, Stranieri se sent de plus en plus résolument hostile à l’anarchie. Il sait trop que l’homme livré à lui-même est le plus méchant et le plus cruel des animaux, et qu’il y a dans le cœur de chacun une bête sauvage qui n’attend que l’occasion de se déchaîner, prête à faire mal pour le plaisir et avide d’anéantir quiconque lui barre la route.
Mais il y a peut-être pire encore à ses yeux : les barbes. Ces affreuses, ces dégoûtantes barbes que ces Parfaits sentencieux se plaisent à porter. Cet air féroce que leurs barbes impriment à leurs physionomies. Stranieri hait de toute son âme les barbes, et il engagerait volontiers Innocent III à les interdire dans leur religion, sous peine d’excommunication. Il trouve en effet cette pilosité bestiale. Il la considère comme un symptôme extérieur frappant de la grossièreté triomphante du mâle. Rien que pour ces barbes, l’hérésie ne mérite-t-elle pas d’être combattue ? Peut-être pas persécutée ni conduite au bûcher, mais combattue. N’y a-t-il pas en effet, dans l’affichage de cet attribut de masculinité au milieu du visage, comme un rejet par les cathares de leur humanité ? N’indiquent-ils pas ainsi qu’ils veulent être des mâles avant d’être de simples êtres humains ? D’ailleurs, les voiles noirs dont ils obligent leurs femmes à se couvrir les cheveux confirment bien cette impression.
Stranieri sait que la suppression de la barbe chez les hommes, à toutes les époques et dans toutes les civilisations, tout comme une plus grande liberté de la parure chez les femmes, sont nées du sentiment contraire, à savoir l’affirmation par les représentants de l’espèce humaine de leur humanité in abstracto , sans tenir compte de la différence animale du sexe. Il n’est que trop patent, pense-t-il, que la longueur de la barbe ou l’interdiction faite aux femmes de montrer leurs cheveux ont toujours marché de pair avec la barbarie, l’ignorance et le fanatisme.
— Par le sang du Christ ! Les explosions de cette face de lune me portent sur les nerfs ! Quand cela finira-t-il ? Sera-t-il au moins prêt à temps, pour la conférence de Fontfroide ?
— Détendez-vous, monseigneur. À l’intensité du son, je suis sûr que Yong approche du bon mélange.
Stranieri à peine arrivé au château, Gasquet l’entraîne dans les profondeurs pour constater l’état des recherches de son assistant. Les deux hommes pénètrent dans la cave qui sert de laboratoire. En quelques signes des doigts incompréhensibles pour le seigneur, Yong explique à son compère qu’il a enfin, depuis la veille, trouvé la bonne proportion entre poudre noire et poudre blanche, mais qu’il a
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