L'Etoffe du Juste

Gant, à Rossal. À la droite de Pierrepont était assis le vieux Jehan de Gisors en personne, qui m’observait derrière des paupières mi-closes avec un air d’épervier. À sa gauche prenait place Guiburge, qui m’adressa une imperceptible salutation de la tête, ses yeux noirs rivés dans les miens. Sidéré, je restai sans voix. Depuis le début, la tavernière avait su qui j’étais. L’information qu’elle m’avait donnée, le cuissage qu’elle m’avait offert, tout cela ne pouvait qu’être destiné à m’attirer dans cet endroit. Une fois encore, j’avais été joué comme un luth.
    —    Je comprends ta surprise, sire Gondemar, dit Pierrepont.
    —    Tu. vous, balbutiai-je.
    J’avais l’impression d’être devenu le pauvre d’esprit du village. J’avais beau chercher à organiser dans ma petite cervelle engourdie ce que je savais pour que les faits correspondent à la situation dans laquelle je me trouvais, je n’y parvenais pas.
    —    Tu nous connais tous, si je ne m’abuse.
    —    Je. oui.
    Pierrepont se tourna vers Thury.
    —    Sire Lambert, du vin pour notre frère, ordonna Pierrepont. M’est avis qu’il en a grand besoin.
    L’autre se leva et disparut derrière son fauteuil. Il en ressortit avec une cruche et des gobelets. Il traversa le temple pour m’en remettre un, le remplit, puis en fit autant pour les autres. Je considérai le vin, mais me gardai bien d’y tremper les lèvres.
    —    Ne crains rien, dit Pierrepont, il n’est pas empoisonné. Si nous avions voulu ta mort, je t’assure que tu ne serais pas ici en ce moment. Il se trouve que nous avons besoin de toi, autant que toi de nous.
    Je dus avoir l’air sidéré car il esquissa un sourire. Visiblement satisfait de son effet, il avala une gorgée et les autres firent de même. Je bus à mon tour. En portant le gobelet à mes lèvres, je notai que ma main tremblait un peu.
    —    Nous avons une foule de choses à te dire et le temps presse, ajouta sire Alain. Je te sais perplexe et je te comprends. Mais les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent. Acceptes-tu de m’écou-ter avant de juger ?
    —    Ai-je vraiment le choix ? rétorquai-je en désignant les armes que lui-même et Thury portaient au côté par-dessus leur bure.
    —    Quand tu sauras, tu comprendras. Nous devons seulement attendre l’arrivée de tes compagnons.
    Quelques minutes s’écoulèrent dans un silence épais et inconfortable. Puis un vacarme monta de l’autre côté de la porte. Des voix au ton mécontent.
    —    Ah, les voilà, dit Pierrepont, l’air amusé.
    Les trois coups furent frappés et le moine se leva pour ouvrir, puis s’écarta. Ugolin et Jaume furent poussés dans le temple. Deux hommes les suivirent, refermèrent, puis allèrent prendre place sur les fauteuils après avoir passé la même robe que les autres. Je reconnus deux des soldats de Pierrepont, dont celui que j’avais vu sortir de la Tour du Prisonnier en compagnie de Thury. Je notai avec soulagement que Pernelle n’était pas avec mes compagnons et ne doutai pas qu’aucun des deux n’avait trahi son existence. Par un subtil hochement de la tête, le templier me fit comprendre qu’elle était en sécurité.
    Ugolin me vit, assis parmi les autres, et ses yeux s’écarquillè-rent.
    —    Bougre de Dieu, grommela-t-il, un éclair de méfiance dans les yeux. Qu’est-ce que c’est que ce carnaval ? Et qu’est-ce que tu fais là, parmi, eux ?
    Je haussai les épaules pour lui faire comprendre que je n’en avais pas la moindre idée, moi non plus.
    —    Je suis contrit de vous avoir fait traiter de cette façon, s’excusa Pierrepont. Nous ne pouvions courir le risque que vous résistiez.
    —    Ils ont dû mettre quelque chose dans l’eau-de-vie. Nous dormions tous comme des loirs lorsqu’ils nous ont surpris, m’expliqua Jaume, visiblement en colère contre lui-même.
    —    Prenez place, mes frères, dit Pierrepont, suave.
    Thury offrit du vin à Ugolin et à Jaume qui, sur mon signe, l’acceptèrent.
    —    Bon, nous t’écoutons, déclarai-je. Ce que tu as à dire aura avantage à être convaincant.
    —    Libre à toi d’en juger. Je te dirai tout dès que votre compagne sera parmi nous.
    Je tentai de garder neutre l’expression de mon visage, mais intérieurement j’étais consterné. Ce diable d’homme savait que Pernelle nous accompagnait. Presque aussitôt, trois nouveaux