L'Etoffe du Juste
outragées, quelques garçons aussi. Je dus me résoudre à accepter ce que je ne pouvais empêcher. Ma mission était autre.
S’il y eut des conséquences funestes pour Rossal, le délai profita à Odon. Chaque jour, je me rendis auprès de mes compagnons et pus constater que Pernelle avait réalisé un véritable miracle, sans doute grâce à l’amour maternel. La fièvre d’Odon était tombée. Il s’assoyait déjà et avait recommencé à manger avec appétit tout ce qu’Ugolin pouvait encore trouver auprès des marchands du convoi.
Odon parlait peu et était très timide. Il se referma encore davantage lorsqu’il apprit les événements qui s’étaient déroulés dans le village pendant qu’il était malade. La mort de Gerbaut parut le frapper de plein fouet et, sans comprendre, je dus admettre que le garçon éprouvait pour le vieux fou un attachement sincère. Peut-être avait-il trouvé dans le prédicateur le père qu’il n’avait jamais eu. L’homme avait du charisme et, de toute évidence, il avait exercé sur ses fidèles un ascendant absolu. J’aurais voulu saisir Odon par les épaules pour le secouer et lui révéler la vraie nature de Gerbaut, mais au fond qu’était-il, sinon un homme qui portait la parole divine telle qu’il la concevait ? La haine et le mépris que j’éprouvais pour lui ne venaient-ils pas simplement du fait que, le premier, il avait proclamé ce que j’étais ? Pouvais-je le blâmer d’avoir reconnu ma nature ?
Je profitai du retour à la santé d’Odon et du fait que, de toute évidence, il ne m’avait pas reconnu, pour tenter de percer le mystère qui m’obsédait depuis mon arrivée à Rossal : celui de sa survie.
— Tu es né ici ? demandai-je innocemment.
— Oui, sire. En fait, je suis le seul.
— Le seul ?
Il haussa les épaules, une moue sur les lèvres.
— Tout le village a été détruit voilà près de trois ans. Je suis l’unique survivant de la population originale.
Incapable de prononcer un mot, je tentai de cacher le tourment qu’Odon ravivait en moi. Je regardai Pernelle du coin de l’œil. Elle savait ce que je lui avais révélé à Minerve, rien de plus, mais je n’oubliais pas que ses sœurs avaient été prisonnières de l’église, comme les autres villageois. Elle était pâle, mais se taisait.
— Tudieu ? Comment cela ? s’exclama Ugolin, outré.
— Je n’ai jamais vraiment su ce qui s’était passé. Ma mère m’avait envoyé cueillir des fruits dans la forêt.
Je vis le visage de Pernelle se crisper à la mention de cette mère. Évidemment, Odon avait toujours cru que l’une de ses tantes avait été sa génitrice.
— J’avais autour de treize ans, je crois. Je me souviens que j’aimais par-dessus tout jouer au chevalier. Je suis parti avec un panier et la petite épée de bois que le maître d’armes du village m’avait fabriquée quand j’étais enfant, et que j’avais toujours chérie comme le plus précieux des trésors.
Ce fut mon tour de retenir une grimace coupable. Je revoyais le petit garçon qui avait pris tant de plaisir à observer les exercices auxquels me soumettait Bertrand de Montbard, en s’exclamant Odon chevalier ! son joujou à la main. J’étais celui qui l’en avait privé par basse jalousie. J’étais celui qui avait brisé les rêves d’un enfant, puis qui l’avait mis au pilori pour faire un exemple avant de l’envoyer aux champs comme les autres.
— Je me suis pris à mon jeu et je me suis éloigné dans la forêt, tant et si bien que je me suis égaré, continua-t-il. Il m’a fallu du temps pour retrouver mon chemin. Quand je suis revenu, le village n’était plus que ruines fumantes. Tous les habitants avaient été enfermés dans l’église et. brûlés vifs. Si j’avais su ce que je trouverais, j’aurais préféré mourir de faim dans les bois.
Il ravala bruyamment et son visage se crispa sous l’effort qu’il faisait pour contenir ses larmes. Je notai que ses mains tremblaient et je savais bien que la faiblesse causée par sa maladie n’en était pas la cause.
— Par qui ? demanda Jaume.
Dans les circonstances, la question du templier était compréhensible et inévitable. Je me crispai malgré moi. Il suffisait qu’Odon désigne comme coupable le seigneur du lieu pour que Pernelle comprenne ce que j’avais fait et que jamais elle ne me pardonne. Je retins mon souffle.
— Je
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