L'Étreinte de Némésis
notre entrée. Elle aurait pu n’être
qu’une statue, si une douce brise n’avait fait voler les pans de sa robe.
Elle
se tourna vers nous. Je ne pouvais pas encore distinguer ses traits, mais je
sentis la chaleur dans sa voix.
— Marcus,
dit-elle en tendant son bras droit en signe de bienvenue.
L’intéressé
se dirigea vers la terrasse. Il lui prit la main et s’inclina.
— Ton
invité est là.
— Je
vois. Deux, même. Tu dois être Gordien, celui que l’on surnomme le Limier.
— Oui.
— Et
lui ?
— Mon
fils, Eco. Il ne parle pas, mais il entend.
Elle hocha la tête et
nous invita du geste à nous asseoir. Mes yeux s’habituant à la lumière, je
commençai à détailler les traits austères mais purs de son visage : une
mâchoire puissante, de hautes pommettes, un grand front. Ces traits étaient
adoucis par ses longs cils et par la douceur de ses yeux gris. En raison de son
veuvage, sa chevelure noire, grisonnant légèrement aux tempes, n’était pas
coiffée ou apprêtée, mais simplement brossée en arrière. De la nuque aux pieds,
elle était revêtue d’une stola [21] noire assez lâchement ceinturée sous les seins et au
niveau de la taille. Son visage était semblable au paysage : plus noble
que beau, animé mais sereinement détaché. Elle parlait d’une voix égale et
mesurée. On aurait dit qu’elle pesait chaque parole avant de l’exprimer.
— Mon
nom est Gelina. Mon père était Gaius Gelinus. Ma mère était une Cornélius, une
parente éloignée du dictateur Sylla. Les Gelinius sont arrivés à Rome il y a
longtemps. Ils venaient de l’intérieur de la Campanie. Beaucoup sont morts au
cours des guerres civiles récentes. Ils s’étaient rangés du côté de Sylla
contre Marius et Cinna. Nous sommes une vieille et fière famille, mais ni riche
ni particulièrement prolifique.
Elle
s’arrêta pour prendre une coupe d’argent sur la petite table et en boire une
gorgée. Le vin était presque noir. Il laissa une éclatante teinte magenta sur
ses lèvres. Elle nous indiqua d’un geste les autres coupes, qui avaient été
remplies à notre intention.
— N’ayant
aucune dot à offrir, continua-t-elle, j’ai eu beaucoup de chance de trouver un
mari comme Lucius Licinius. Nous avons choisi de nous marier. Ce n’était pas un
arrangement familial. Vous devez comprendre que cela se passait avant la
dictature de Sylla, pendant les guerres. Les temps étaient durs, cruels. Le
futur était très incertain. Nos familles étaient aussi pauvres l’une que l’autre
et aussi peu enthousiastes vis-à-vis de nos projets, mais elles acceptèrent.
Hélas, en vingt ans de mariage, nous n’avons pas eu d’enfant et mon mari n’est
pas devenu aussi riche que vous pourriez l’imaginer au regard de cette demeure.
Mais, à notre façon, nous avons prospéré.
Elle
commença à arranger négligemment les plis de sa robe près du genou. J’interprétai
cela comme une volonté de changer de sujet.
— Tu
dois te demander comment je te connais, Gordien. J’ai entendu parler de toi par
un ami commun, Marcus Tullius Cicéron. Il est très élogieux à ton endroit.
— Vraiment ?
— Vraiment.
Je n’ai rencontré Cicéron que l’hiver dernier. Lucius et moi étions assis près
de lui lors d’un dîner à Rome. C’est un homme tout à fait charmant.
— C’est
un terme que certains emploient pour le décrire, confirmai-je.
— Je
l’ai interrogé sur son activité auprès des tribunaux. Les hommes sont toujours
heureux de parler de leur métier, dit Gelina. Généralement je n’écoute qu’à
moitié. Mais quelque chose dans sa manière de s’exprimer attira mon attention.
— C’est
aussi l’un des orateurs les plus attirants.
— Oh ! ça
oui, il l’est très certainement. Tu l’as probablement entendu parler du haut
des Rostres [22] , au Forum ?
— Assez
souvent.
Gelina
plissa les yeux. Elle apparaissait aussi sereine que le profil du Vésuve juste
au-dessus de sa tête.
— Il m’a captivée
avec son histoire de Sextus Roscius. Ce riche fermier, accusé de parricide,
avait appelé Cicéron pour le défendre, lorsque personne à Rome ne voulait venir
à son aide [23] . Ce fut la première affaire de meurtre de notre ami.
Et, si je comprends bien, elle a aussi fait sa réputation [24] . Cicéron me raconta qu’un homme l’avait assisté. Il
se nomme Gordien, surnommé le Limier. A ses yeux, tu es absolument inestimable :
« Aussi
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